Depuis 2001, Cattle Depot Artist Village à Hong Kong est un lieu unique et fascinant, qui témoigne de l’histoire industrielle de la ville et de sa vibrante scène artistique contemporaine. S’il n’est pas aussi connu que M50 à Shanghai ou 798 Art Zone (Dashanzhi) à Pékin, et s’il est également plus modeste en surface, il n’en demeure pas moins un volcan de créativité en éruption permanente.
Des origines à rebondissements
Situé sur la partie continentale (Kowloon) de Hong Kong, non loin de Kowloon Bay, il ne s’agit pourtant guère du lieu de départ de la scène contemporaine locale, puisque c’est d’abord sur l’île principale à Oil Street (Causeway Bay) que des pérégrinations subviennent.
En effet, il faut remonter la bobine du temps en 1998. À cette époque, Hong Kong subit les conséquences de la crise financière asiatique. Le marché immobilier est en berne. Un vaste complexe gouvernemental à Oil Street, dans le quartier de North Point, est rendu vacant par le départ de l’administration qui y était installée. Pour éviter la vente immédiate du terrain à des prix trop bas, le gouvernement a loué le site à des artistes et des collectifs pour un loyer dérisoire (environ 2,5 HKD le pied carré ou square foot en anglais, unité de mesure à Hong Kong). C’est là que naît le Oil Street Artist Village, qui devient rapidement le premier véritable pôle artistique alternatif et expérimental de Hong Kong. Des artistes vont même s’installer de manière « underground ». C’était alors une période d’effervescence créative sans précédent pour le territoire, ce lieu étant à la fois un incubateur (un cadre brut et abordable permettant à de nombreux artistes de travailler et d’exposer en dehors des galeries commerciales traditionnelles) et une communauté soudée (avec de nombreux artistes visuels, musiciens, compagnies de théâtre et vidéastes installés côte à côte, créant une communauté artistique dynamique et collaborative). Le fruit de leur travail artistique leur a permis pendant quelques mois de mener une campagne publique pour la préservation du lieu, montrant que l’art pouvait être une force civique et pas seulement une activité commerciale.


Hélas, cette expérience fut de courte durée. Dès que le marché immobilier a commencé à se redresser, le gouvernement a voulu récupérer le terrain pour le vendre à un promoteur. Les artistes ont été expulsés fin 1999 et début 2000, un événement qui a marqué l’ensemble de la scène culturelle de Hong Kong.
Naissance et renaissance
Face à la pression de la communauté artistique et à l’attention médiatique suscitée par l’expulsion des artistes d’Oil Street, le gouvernement a dû trouver une solution. Il a identifié l’ancien dépôt de bétail de Ma Tau Kok (Cattle Depot) comme un site de remplacement idéal. En friche depuis sa fermeture en 1999, le Cattle Depot offrait les mêmes caractéristiques que le lieu d’Oil Street : des bâtiments historiques et une ambiance brute, propice à la création. Pour le gouvernement, c’était l’occasion d’un geste politique pour apaiser les tensions et montrer que le gouvernement soutenait l’art. Les artistes d’Oil Street qui ont survécu à la transition ont été relogés au Cattle Depot et la transformation des lieux a coûté 23 millions de dollars hongkongais (HKD) au gouvernement, un investissement conséquent à l’époque. Cette transformation n’est donc pas seulement l’histoire d’un abattoir réhabilité. C’est le résultat d’un mouvement d’artistes pour la reconnaissance de leur rôle dans l’espace urbain et la preuve que la création artistique peut influencer la politique de revitalisation urbaine à Hong Kong.
Le Cattle Depot Artist Village en (b)étail
… et en (d)étails
Le site originel a été construit en 1908 et a fonctionné comme un abattoir et un poste de quarantaine pour le bétail jusqu’en 1999. Il est le dernier abattoir d’avant-guerre à avoir survécu à Hong Kong, ce qui lui confère une valeur historique exceptionnelle. Il est facilement reconnaissable e l’environnement urbain, asphalteux et vitré, empli de néons de la ville, avec ses bâtiments de faible hauteur en briques rouges et leurs toits en tuiles ainsi que certains éléments d’architecture occidentale. On peut même encore observer des vestiges de son passé, comme les abreuvoirs en ciment et les anneaux métalliques qui servaient à attacher le bétail.
Après avoir été réhabilité, il est devenu le foyer en premier lieu des acteurs « historiques » d’Oil Street, mais aussi de nombreux artistes, de compagnies de théâtre et d’organisations artistiques. On peut y découvrir des œuvres de différents genres, de la peinture à la sculpture en passant par l’art vidéo et l’art de la performance. D’ailleurs, sa communauté diverse d’artistes et d’organisations artistiques est très axée sur des formes d’art plus expérimentales ou alternatives.

Il est nécessaire de signaler, contrairement à d’autres villages d’artistes, son identité est profondément liée à son histoire de lieu alternatif, refuge pour des artistes déplacés, et à la préservation de son architecture coloniale unique. Son dynamisme est plus discret et intime que celui des autres villages susnommés en introduction. Il s’adresse souvent à un public d’initiés, d’étudiants en art et de passionnés et joue un rôle essentiel de « laboratoire » pour l’art local, notamment pour les formes d’art non commerciales comme la performance et l’art vidéo. C’est justement la scène locale qui bénéficie le plus de ce lieu en faisant émerger ou confirmant de grands talents hongkongais.
On pense notamment à Frog King (Kwok Mang-ho), sans doute l’artiste le plus célèbre associé au Cattle Depot. Kwok Mang-ho est une figure de l’avant-garde hongkongaise, connu pour ses performances excentriques et son costume de « roi grenouille ». Son studio est un lieu de création et un amoncellement de ses œuvres et d’objets récupérés. L’autre figure locale est certainement Kum Chi-keung avec ses sculptures et ses installations souvent créées à partir de matériaux recyclés.



Le Cattle Depot n’est pas seulement une somme d’artistes vivant en un même lieu, mais aussi le foyer de plusieurs organisations d’art qui jouent un rôle crucial dans le paysage artistique de Hong Kong. Et 1A Space est l’une des plus importantes. C’est l’une des galeries d’art contemporain les plus respectées et les plus anciennes de Hong Kong. Fondée en 1998 par un collectif d’artistes, et déjà présente à Oil Street, elle est un espace majeur pour les expositions, les discussions et la promotion d’artistes locaux et internationaux. 1A Space se concentre sur l’art conceptuel et expérimental, et sa présence au Cattle Depot en fait un lieu d’une grande importance pour la communauté artistique.
De son côté, Videotage est la principale institution d’art vidéo et de nouveaux médias à Hong Kong. Elle a été une pionnière dans la promotion et l’archivage de l’art vidéo dans la région. Son rôle est essentiel pour les artistes travaillant avec les nouvelles technologies et les formes d’art audiovisuel.
Enfin, On & On Theatre Workshop est un centre pour les arts de la scène. On & On Theatre Workshop est une compagnie de théâtre réputée qui utilise les lieux pour les répétitions et les représentations, contribuant à la diversité culturelle du site et offrant une respiration différente, une inspiration pour tous les acteurs artistiques de Cattle Depot.

Les contours d’un avenir incertain
Comme l’ensemble des villages d’artistes, la notion de viabilité économique et culturelle est toujours de mise. Les gouvernements, quels qu’ils soient, réfléchissent toujours s’il n’est pas plus judicieux de vendre le terrain à des promoteurs immobiliers, faire du logement des zones commerciales ou des zones écologiques en cœur de ville.
Dans le discours de beaucoup, un artiste peut concevoir son art en dehors de zone à forte tension (immobilière, économique). Pour les artistes, il s’agit de montrer combien ils sont importants comme poumon culturel pour une ville, voire une attraction pour le tourisme ou pour des activités artistiques internationales.
Dans le cas du Cattle Depot Artist Village, les artistes ont historiquement bénéficié de loyers abordables, ce qui a favorisé l’expérimentation et l’émergence de talents. C’est un espace où les artistes peuvent se permettre de travailler en dehors du circuit commercial mainstream, et de créer des œuvres qui repoussent les frontières. Le gouvernement a quant à lui investi environ 100 millions HKD pour transformer la partie arrière du site en un parc artistique et un espace récréatif thématique, offrant des lieux de repos, des toilettes publiques et des espaces verts. Ce projet, inauguré en 2019, a été conçu pour attirer les familles et le grand public, en complément des studios d’artistes. Et bien que le gouvernement ait fait des investissements significatifs, la politique de gestion a souvent été perçue comme un frein à la créativité et à l’ouverture du lieu. Les artistes ont longtemps été soumis à des réglementations rigides par l’agence gouvernementale en charge de la gestion. Par exemple, il leur était interdit de peindre sur les murs, d’exposer leurs œuvres à l’extérieur de leurs studios ou d’y passer la nuit. En plus, le site n’était initialement pas équipé des installations de sécurité nécessaires pour les grandes activités publiques, ce qui obligeait les locataires à demander un permis temporaire pour chaque événement, un processus lourd et contraignant. Aussi, il semble qu’il n’a y ait pas de visions claires et cohérentes sur le développement du village dans les années à venir, avec une gestion de lieux plus comptable qu’artistique.
L’art c’est l’espoir
Quoiqu’il en soit, le Cattle Depot Artist Village est un lieu-symbole, un récit vivant et incarnant, plus que tout autre lieu à Hong Kong, la cohabitation nécessaire du culturel et l’urbanisme. Loin du faste d’autres districts artistiques, celui-ci a cultivé une identité unique, plus intime et authentique, où l’expérimentation et la production artistique priment face au superfétatoire. Son histoire est un rappel des défis persistants et de la précarité de ces espaces de liberté artistique. Mais c’est précisément dans cette tension que réside sa force. C’est un laboratoire, un lieu essentiel pour s’interroger sur le monde qui nous entoure et demeure un haut lieu pour quiconque souhaite comprendre la véritable âme créative de la ville, un lieu où l’héritage d’hier nourrit l’audace de demain, où l’art s’habit d’espoir.