Arts

L’art du feu

16 septembre 2025
3 Mins
Joseph Turner - The Burning of the Houses of Lords and Commons - Bandeau

Depuis les pre­mières repré­sen­ta­tions pic­tu­rales jusqu’aux per­for­mances les plus radi­cales de l’art contem­po­rain, le feu tra­verse l’histoire de l’art comme une obses­sion récur­rente. Éner­gie vitale et des­truc­trice, il est à la fois sujet de repré­sen­ta­tion et maté­riau d’expérimentation. Cette ambi­va­lence, entre sym­bole et pra­tique, éclaire (c’est le cas de le dire !) la manière dont les artistes se confrontent à l’imaginaire du feu.

Jan Cossiers - Prométhée portant le feu (1637)© Wiki­pe­dia
Jan Cos­siers — Pro­mé­thée por­tant le feu (1637)

Le feu représenté : mythe, sacré et catastrophes

Dans les beaux-arts, le feu est d’abord convo­qué comme signe et méta­phore. Héri­tée des mythes antiques, la figure de Pro­mé­thée incarne le don sacré de la flamme, source de savoir et de trans­gres­sion. Dans les illus­tra­tions de la Divine Comé­die par Gus­tave Doré, le feu infer­nal devient ins­tru­ment de châ­ti­ment éter­nel, image ter­ri­fiante de l’au-delà. Mais le feu peut aus­si se faire lumière inté­rieure : Georges de La Tour en fait un motif cen­tral dans ses pein­tures, notam­ment la Made­leine à la veilleuse, où la flamme vacillante ouvre un espace de médi­ta­tion et de recueille­ment.

À l’opposé de cette inti­mi­té spi­ri­tuelle, Joseph Tur­ner choi­sit l’éblouissement et la vio­lence du bra­sier. Dans The Bur­ning of the Houses of Lords and Com­mons (1834–1835), les flammes dévo­rant les bâti­ments lon­do­niens deviennent un spec­tacle sublime, à la fois catas­trophe et source de fas­ci­na­tion esthé­tique. Fran­cis­co Goya, quant à lui, repré­sente l’incendie comme une tra­gé­die humaine, une épreuve de fra­gi­li­té et de déses­poir. Le feu, dans ces œuvres, est l’intrus qui déchire l’ordre du monde.

Gustave Courbet - Divine Comédie - Enfer chant XIV© Gus­tave Doré
Gus­tave Cour­bet — Divine Comé­die — Enfer chant XIV
Georges de la Tour - Madeline à la veilleuse© Wiki­me­dia
Georges de la Tour — Made­line à la veilleuse
Joseph Turner - The Burning of the Houses of Lords and Commons© Wiki­me­dia
Joseph Tur­ner — The Bur­ning of the Houses of Lords and Com­mons

Le feu utilisé : matière et processus

Avec le XXe siècle, une bas­cule s’opère : le feu cesse d’être seule­ment repré­sen­té, il devient outil de créa­tion. Yves Klein, dans ses Fire Pain­tings (1961), uti­lise le lance-flammes comme pin­ceau, ins­cri­vant la com­bus­tion sur la toile comme trace cos­mique et geste per­for­ma­tif. Otto Piene, du groupe ZERO, expé­ri­mente lui aus­si les empreintes de flammes et de fumées, trans­for­mant la com­bus­tion en tech­nique pic­tu­rale.

L’italien Alber­to Bur­ri, mar­qué par la guerre, brûle plas­tiques et toiles pour don­ner nais­sance à ses Com­bus­tio­ni. Le feu, ici, n’est pas seule­ment des­truc­teur : il devient cica­trice et mémoire, matière bles­sée qui témoigne. Dans un autre registre, Ana Men­die­ta ins­crit des sil­houettes de feu dans le pay­sage, mêlant rituel fémi­nin et fusion avec la nature. Plus tard, Cai Guo-Qiang pro­jette ses explo­sions de poudre et de feux d’artifice dans le ciel, trans­for­mant l’élément en fresque éphé­mère et monu­men­tale, entre fas­ci­na­tion cos­mique et cri­tique poli­tique (la poudre étant à la fois art et arme).

Ana Mendieta - Silouhette de feu - 1976© Ana Men­die­ta
Ana Men­die­ta — silou­hette de feu — 1976

Une vidéo retra­çant l’his­toire artis­tique de Cai Guo-Qiang

Feu paradoxal : entre perte et création

Ces pra­tiques sou­lignent la dia­lec­tique fon­da­men­tale du feu dans l’art : il détruit, mais il révèle, il efface, mais il trace. Cor­ne­lia Par­ker en a don­né une image sai­sis­sante et nou­velle avec Mass (Col­der Dar­ker Mat­ter) en 1997, ins­tal­la­tion com­po­sée des restes car­bo­ni­sés d’une église frap­pée par la foudre et s’é­tant par­tiel­le­ment consum­mée. Sus­pen­dus comme des frag­ments de mémoire, ces débris trans­forment la des­truc­tion en médi­ta­tion poé­tique.

Aus­si, n’ou­blions pas que le feu contem­po­rain est por­teur d’enjeux poli­tiques et éco­lo­giques : il rap­pelle la fra­gi­li­té des pay­sages mena­cés par les incen­dies, il incarne la vio­lence sociale de la révolte, mais il demeure aus­si source d’une éner­gie créa­trice irré­pres­sible.

Ain­si, qu’il soit repré­sen­té dans les tableaux de Joseph Tur­ner ou mani­pu­lé dans les per­for­mances pyro­tech­niques de Cai Guo-Qiang, le feu appa­raît comme une méta­phore de l’art lui-même : puis­sance à la fois dan­ge­reuse et féconde, risque assu­mé, pro­messe de trans­fi­gu­ra­tion. Dans sa capa­ci­té à illu­mi­ner et à détruire, à puri­fier et à rava­ger, le feu révèle cette véri­té para­doxale : toute œuvre est une com­bus­tion.

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