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Quand la nature devient l’atelier

14 octobre 2025
8 Mins
Nils-Udo, La couvée, 2018

De la forêt au désert, de la glace aux grandes plaines, cer­tains artistes ne peignent plus le pay­sage : ils le façonnent, l’écoutent, le laissent agir. Loin de l’al­côve qu’est l’a­te­lier, l’ar­tiste se dévoile sous le ciel et s’ins­pire de la matière vivante du monde. Entre art et éco­lo­gie, poé­sie et conscience, la nature devient à la fois sujet, outil et par­te­naire de créa­tion.

Sortir de l’atelier

Il fut un temps où l’artiste obser­vait la nature depuis la fenêtre de son ate­lier. Le pay­sage entrait dans le cadre, appri­voi­sé par la toile, dis­ci­pli­né par le pin­ceau. Puis vint une géné­ra­tion qui déci­da de fran­chir le seuil et de ne plus peindre les arbres, mais de tra­vailler avec eux, de ne plus regar­der la rivière, mais de la lais­ser mode­ler la forme.

Au tour­nant des années 1970, les artistes du Land ArtRobert Smith­son, Nan­cy Holt, Richard Long — dépla­cèrent la créa­tion hors du musée, vers les espaces nus et le ciel ouvert. Le désert devint une gale­rie, la col­line un ate­lier, le vent un ins­tru­ment. Ce fut une manière d’élargir la pra­tique artis­tique à la dimen­sion pla­né­taire, mais aus­si de retrou­ver un lien plus archaïque avec la terre. Depuis, cette impul­sion n’a ces­sé de se renou­ve­ler.
À l’ère de la crise éco­lo­gique, ce mou­ve­ment prend une autre pro­fon­deur : il ne s’agit plus seule­ment de liber­té for­melle, mais d’un geste de récon­ci­lia­tion. L’art devient une manière d’habiter le monde avec déli­ca­tesse.

Robert Smithson, Spiral Jetty (1970)© Holts­mith­son Foun­da­tion
Robert Smith­son, Spi­ral Jet­ty (1970)

Andy Goldsworthy, sculpteur du vent et du temps

Andy Gold­swor­thy tra­vaille à mains nues, sou­vent seul, dans le silence des forêts d’Écosse. Il ne vient pas impo­ser sa pré­sence : il écoute, observe, attend. Là, il assemble quelques feuilles cou­sues par des épines, érige un arc de pierre, tresse un cercle de branches ou de pétales. Rien d’artificiel, rien d’étranger au lieu. Ses maté­riaux sont ceux qu’il trouve sur place : mousse, glace, terre, sable et lichen.

Ses œuvres durent par­fois quelques heures, par­fois quelques minutes — et peuvent faire pen­ser au man­da­la népa­lais, tibé­tain — le temps qu’un souffle les dis­perse, qu’une marée les emporte. Il les pho­to­gra­phie avant qu’elles ne dis­pa­raissent, comme on garde trace d’un rêve au réveil. Cette fra­gi­li­té est le cœur même de son art. Là où d’autres cherchent la per­ma­nence, l’ar­tiste bri­tan­nique choi­sit le pas­sage. Ce qu’il sculpte, c’est le temps : l’érosion, la fonte, la chute, la dis­so­lu­tion.

Dans Rivers and Tides et Lea­ning into the Wind, les films que Tho­mas Rie­del­shei­mer lui a consa­cré, on le voit patient, atten­tif, répé­tant les mêmes gestes jusqu’à ce que la nature accepte sa pré­sence. Son œuvre semble une prière adres­sée au vent, une façon d’épouser le rythme du monde plu­tôt que de le contraindre. « Ce n’est pas la nature que je repré­sente, dit-il, c’est elle qui m’enseigne la forme. »

Regar­der ses créa­tions, c’est redé­cou­vrir la beau­té des forces simples : la lumière, la gra­vi­té, le ruis­sel­le­ment. Ses œuvres ne dénoncent rien, elles révèlent la fra­gi­li­té comme valeur, l’impermanence comme véri­té.

Tree Fall de Andy Goldsworthy (2013)© Akos Kokai
Tree Fall de Andy Gold­swor­thy (2013)

Bande annonce du film ‘Lea­ning into the Wind’ (2017)

Ranjani Shettar, la vibration du monde

À plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres de là, dans le sud de l’Inde, Ran­ja­ni Shet­tar tisse un lien tout aus­si intime avec la nature. Ses sculp­tures sus­pen­dues semblent flot­ter entre deux souffles : celui du vent et celui de la matière. Bois, fil d’acier, cire d’abeille, pig­ments végé­taux — ses maté­riaux viennent du monde vivant, choi­sis pour leur tex­ture, leur mémoire, leur odeur par­fois.

Chez elle, la nature n’est pas repré­sen­tée : elle est trans­crite sous forme de vibra­tion. Seven ponds and a few rain­drops, l’une de ses ins­tal­la­tions les plus emblé­ma­tiques, évoque la pluie qui tombe sur l’eau, la pro­pa­ga­tion d’une onde, la répé­ti­tion d’un motif fra­gile. On croit voir un orga­nisme res­pi­rer.

Ses œuvres allient savoir-faire arti­sa­nal et intui­tion poé­tique : chaque nœud, chaque courbe est pen­sé comme un souffle. L’artiste ne cherche pas à figer le vivant, mais à en tra­duire l’élan. Ce n’est pas la nature vue, mais la nature res­sen­tie ; celle qui cir­cule, tremble, se répand.

Dans ses ate­liers du Kar­na­ta­ka, l’ar­tiste indienne tra­vaille len­te­ment, avec la même atten­tion qu’un tis­se­rand ou qu’un musi­cien accor­dant son ins­tru­ment. Sa pra­tique est une éco­lo­gie du geste. Elle est res­pec­tueuse, méti­cu­leuse, consciente du cycle de la matière. Elle rap­pelle éga­le­ment que la beau­té peut être un mode de résis­tance face à la vitesse du monde.

Intro­duc­tion au tra­vail artis­tique de Ran­ja­ni Shet­tar

Dialoguer avec la terre

Giu­seppe Penone, figure majeure de l’Arte Pove­ra, a fait du dia­logue entre le corps et l’arbre l’un des axes cen­traux de son œuvre. Ses sculp­tures révèlent, à l’intérieur d’un tronc mas­sif, le jeune arbre qu’il fut — comme si la mémoire du vivant dor­mait sous la matière. En sui­vant les ner­vures du bois, Penone res­ti­tue au végé­tal son his­toire. Dans d’autres œuvres, il imprime sur la sur­face de l’écorce l’empreinte de sa main : geste d’humilité, presque de fra­ter­ni­té.

Nils-Udo, de son côté, plante des fleurs, creuse des bas­sins, bâtit des nids géants à même le sol. Ses ins­tal­la­tions, sou­vent éphé­mères, ne laissent qu’une trace pho­to­gra­phique. « Je ne veux pas conqué­rir la nature, mais coopé­rer avec elle. »
her­man de vries, enfin, col­lecte des sols, des feuilles, des frag­ments de terre qu’il classe, expose et nomme. Chaque pré­lè­ve­ment devient un poème géo­lo­gique. Par cette accu­mu­la­tion silen­cieuse, il com­pose un her­bier uni­ver­sel, une car­to­gra­phie sen­sible du monde.

Ces artistes par­tagent un même refus de la domi­na­tion. Leur tra­vail n’est pas un acte de pos­ses­sion mais de conver­sa­tion. L’œuvre n’est pas là pour trans­for­mer la nature en objet esthé­tique, mais pour révé­ler ce qu’elle nous apprend : la len­teur, la répé­ti­tion, la patience, l’équilibre.

Nils Udo - Maison d'Eau I, 1982© Nils-Udo
Nils Udo — Mai­son d’Eau I, 1982

L’écologie comme esthétique

Ces pra­tiques, qu’elles soient médi­ta­tives, arti­sa­nales ou monu­men­tales, ont en com­mun d’incarner une autre rela­tion au monde. Là où la moder­ni­té a sou­vent oppo­sé culture et nature, elles réta­blissent une conti­nui­té. Créer, ici, ne consiste pas à pré­le­ver ou à consom­mer : c’est par­ti­ci­per à un cycle, avec humi­li­té.

L’art éco­lo­gique ne se limite pas à son sujet — il réside dans sa méthode. Uti­li­ser des maté­riaux locaux, recy­clés, bio­dé­gra­dables ; accep­ter que l’œuvre se modi­fie avec le temps ; repen­ser la notion même de conser­va­tion — tout cela relève d’une esthé­tique de la dura­bi­li­té.
Mais au-delà du geste éco­lo­gique, il y a une quête spi­ri­tuelle : celle d’une beau­té non conquise, d’une œuvre qui ne s’impose pas.

Dans un monde satu­ré d’images et de pro­duc­tion, ces artistes ralen­tissent le temps. Ils trans­forment le regard, invi­tant à une expé­rience de l’attention : écou­ter le vent dans les branches, suivre la cou­lée d’un ruis­seau, obser­ver le lent tra­vail de la mousse sur la pierre. Leur œuvre n’est pas tant un objet qu’un état d’esprit.

Vers une poétique du vivant

Quand la nature devient ate­lier, la fron­tière entre créa­tion et exis­tence s’efface. L’artiste ne fabrique plus une forme : il accom­pagne un pro­ces­sus. La main humaine se fait com­plice des forces natu­relles — la gra­vi­té, la ger­mi­na­tion, la méta­mor­phose.
Ces œuvres sont moins à contem­pler qu’à habi­ter. Elles ne racontent pas le monde, elles nous y replacent. Elles rap­pellent aus­si que l’art n’est pas exté­rieur au vivant, mais une manière de le pro­lon­ger. L’arbre, la pierre, la pluie, la lumière deviennent des col­la­bo­ra­teurs silen­cieux ; en quelque sorte des coau­teurs. L’œuvre n’est pas contre la nature, mais avec elle.

L’art comme apprentissage de lenteur

Regar­der une ins­tal­la­tion de Ran­ja­ni Shet­tar sus­pen­due dans la lumière, ou un arc de pierres d’Andy Gold­swor­thy avant qu’il ne s’effondre, c’est mesu­rer le pas­sage du temps. On y retrouve cette émo­tion pre­mière, qua­si naïve, devant le monde : celle qui pré­cède les mots.

Et dans un uni­vers tech­no­lo­gique où tout s’accélère, où la créa­tion se déma­té­ria­lise, ces artistes réha­bi­litent le corps, le souffle, le temps qui passe. Leur pra­tique n’est pas nos­tal­gique, elle est pros­pec­tive et nous pro­pose d’autres manières d’être au monde, plus atten­tives et réci­proques.
La fra­gi­li­té de leurs œuvres n’est pas un défaut : c’est leur véri­té. Elles ne pré­tendent pas durer, mais témoi­gner d’un pas­sage ; celui de l’eau, du vent, de la main, du regard. En somme, la beau­té n’est pas ce qui résiste au temps, mais ce qui le tra­verse.

Quand la nature devient l’a­te­lier, elle ne se sou­met plus à la créa­tion, elle en devient la matrice. Et peut-être est-ce là, dans ce dia­logue patient entre l’homme et le vivant, que l’art retrouve son sens pre­mier : celui d’un geste d’attention, une manière de dire au monde, sim­ple­ment, « je te vois ».

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