Au cœur du quartier germanopratin de la capitale française, et à quelques pas de l’un des hauts lieux de la gourmandise où se bousculent les touristes venus du monde entier, se niche une citadelle de l’épure, un bastion de l’élégance, un kaléidoscope de l’exception à la française : la galerie Bruno Moinard Éditions.
Cerclé de verre et de lumière, de fer et de béton à l’état brut, cet écrin d’esthète est une invitation permanente à découvrir les créations et les inspirations fertiles du maître des lieux. Le nom de ce dernier est devenu, au fil d’une vie dédiée à de mirifiques projets d’architecture intérieure, le synonyme d’un raffinement et de lignes fluentes dont il est le seul à avoir le secret.
Ces qualités prendraient-elles leurs sources dans son enfance ? En partie, certainement. Fasciné par le dessin dès son plus jeune âge, il se fabriquera un imaginaire au cours de ces frêles années dans l’atelier de son grand-père et de son père, tapissiers. Il y découvre l’entremêlement des couleurs et le dur labeur, un terrain de jeu propice à son développement artistique et à une certaine notion d’exigence. Son lieu de naissance, Dieppe, tout comme sa région, la Normandie, ses plages de galets, l’écaille de ses falaises crayeuses, ses embruns salés, les estrans du littoral, le petrichor mélancolique, les pêcheurs à la coquille et leurs modestes embarcations, le brasillement de la mer, ses illustres peintres tels Georges Braque et Claude Monet, ont été, telles les successives étapes d’une sédimentation, les forges d’un esprit créatif et visionnaire. À quinze ans seulement, l’adolescent quitte le cocon familial pour rejoindre la capitale où il est reçu à l’École Nationale Supérieure des Arts Appliqués (ENSAAMA). Il vivra dans un foyer catholique, rue de Lourmel, avant de pouvoir prendre une chambre de bonne dans le XVIe arrondissement de la Ville Lumière. Ses talents, le crayon et le fusain à la main, seront salués par l’obtention de son statut de major de promotion et lui permettront d’être repéré par Hubert Cormier qui lui mettra alors le pied à l’étrier en le faisant participer au projet de rénovation des cuisines des frères Troisgros.

Il ne le sait pas encore, mais, en 1979, une rencontre va changer son destin. Par l’entremise de Louis Bercut, Bruno Moinard est envoyé faire ses armes quelques jours au sein de l’agence Ecart, chez Andrée Putman. Celle-ci, peu diserte dans un premier temps, lui demande alors de croquer l’un de ses projets. La pression est si forte et à la fois si exaltante qu’il imagine ses fulgurances ratées et s’attend à recevoir une pluie de critiques acerbes de l’inclassable créatrice d’intérieur. Face à celle qui aime le beau et l’utile, mais surtout le beau dans l’utile, le jeune aspirant retient son souffle. Soudainement, quelques mots bienveillants sortent de sa bouche. L’instant est sacré, la joie est immense, la pression oubliée : c’est la naissance d’une complicité professionnelle qui durera seize années. Andrée Putman lui donnera ce qu’il appellera ses premières « feuilles blanches », en somme, ses premières occasions de s’exprimer dans un univers minimaliste dans son ensemble et prodigieux dans ses détails.
À ses côtés, Bruno Moinard rencontrera tous les esprits les plus avant-gardistes de leur époque : Yves Saint Laurent, Gérard Garouste, Andy Warhol, Karl Lagerfeld, Jean-Paul Goude, Marguerite Yourcenar et bien d’autres encore… dont un jeune talent, comme lui, Philippe Starck, avec lequel il réalisera plus tard l’appartement du président de la République, François Mitterrand.

Cette époque, faite d’émulsion créative, changera son regard sur le monde et lui donnera l’occasion d’explorer tous les champs du possible alors qu’il n’est encore qu’au début de sa carrière. Les projets ne cessent d’affluer : le Musée d’art contemporain de Bordeaux, l’intérieur de l’avion Concorde ou bien encore l’hôtel Morgans à New-York. Certaines de ses rencontres de jadis deviendront ses clients, comme Karl Lagerfeld pour lequel il habillera les studios Chloé et Chanel ainsi que ses appartements de Monaco, Rome et celui de la rue de Rivoli. Quelque soit le projet, Bruno Moinard est un prolongement de l’essence inventive d’Andrée Putman.
Nous nous connaissions si bien que parfois nous n’avions même pas besoin de nous parler des contours d’un projet. Les dessins et les idées que je lui proposais étaient en totale adéquation avec sa ligne directrice ; ce fut une relation de travail avec un sens de l’inné tout à fait exceptionnel.
C’était une époque où le faste pouvait s’exposer aux yeux de tous alors que de nos jours les opulentes décorations d’intérieur se veulent toujours plus discrètes, comme si notre XXIe siècle avait banni l’orgueil du majestueux. Bruno Moinard aura aussi l’occasion de travailler auprès de Thierry Mugler, Azzedine Alaïa, Jean-Charles de Castelbajac, et toute la fine fleur de la haute couture. Auprès d’eux, il apprendra l’exercice difficile de la diplomatie et le management de projets singuliers, tant il est fort peu aisé d’apporter de la beauté à ceux qui en sont les principaux acteurs.
Il pourra également compter sur d’autres pour viser l’excellence comme ce fut le cas avec les hommes et femmes politiques tels Jack Lang, Pierre Bérégovoy, ou bien encore dans le cadre de la bibliothèque de François Mitterrand et de la chambre élyséenne de Danielle Mitterrand. Ces seize années, peu à peu, vont donner à Bruno Moinard l’envie de suivre sa propre voie et de sortir de l’ombre projetée par André Putman. Lorsqu’il quitte l’agence Ecart, c’est l’esprit libre qu’il comprend désormais que tout est à faire, que cela lui prendra du temps. Du moins le pense-t-il… car dès la nouvelle répandue de son départ, à savoir le jour même de sa prise d’indépendance, le téléphone se met à sonner. Ce sont alors des projets privés, et plus particulièrement l’hôtel particulier d’Azzedine Alaïa, qui le mettent en selle.
Je n’avais pas encore eu le temps de penser sérieusement à la façon dont j’allais m’installer ni à recruter une équipe, que le travail venait à moi sans que je sois à sa poursuite ! Ces premiers clients m’ont également permis de cultiver mon style. J’étais alors encore habitué à faire du Putman et j’ai dû me détacher de cela pour m’imposer et exprimer mes goûts, mes choix. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus facile lorsqu’on se lance, mais c’est ce qui vous permet de trouver votre voie, un pressentiment inexplicable qui vous indique le chemin à suivre.
Il restera deux ans en indépendant tant les projets ne lui laisseront guère de temps pour se structurer avant de créer son agence où, presque immédiatement, des maisons réputées telles que Cartier et de grandes personnalités comme François Pinault deviendront ses clients.
Ne croyez pas que décrocher de tels clients, de tels projets, se fasse par l’entregent ou par un simple claquement de doigts. Au contraire, c’est une compétition acharnée entre différentes agences et architectes qui proposent chacun leurs projets. L’arbitrage se fait à la fois sur des choix de passion, mais aussi de raison, notamment dans le luxe où l’on pourrait penser facilement que les budgets alloués sont illimités alors qu’ils sont les plus affinés et pragmatiques possibles. On doit être en mesure de proposer une identité qui vous est propre, qui sied à l’interlocuteur, tout en étant une source inépuisable de propositions… et fiez-vous à moi si je vous dis qu’il faut être une source intarissable !

Pour illustrer son propos, Bruno Moinard montre l’exemple d’une maison pour laquelle il y a eu dix projets dédiés au salon, quinze pour la salle de bain et quinze autres pour la cuisine. Il faut donc se parer d’une énergie débordante… sans compter les allers-retours avec les équipes en charge du projet qui vont échanger entre elles, pour parfois se raviser ou exposer des injonctions contradictoires d’une séance de discussion à l’autre. Si par le passé la chaîne de décision était assez simple, elle est aujourd’hui, à l’aune du marketing et des besoins de communication, bien plus stratifiée. Lorsque Cartier le contacta pour revoir la scénographie et la décoration intérieure de ses boutiques, Bruno Moinard dut ainsi tenir compte des caractéristiques « du roi des joailliers et du joaillier des rois » tout en lui apportant une empreinte nouvelle. Ou la continuité sans la répétition.
Et pour relever ce challenge, il réfléchit à faire des boutiques de style maison, une idée alors novatrice dans le secteur du luxe où l’on avait une certaine tendance à vouloir tout homogénéiser afin que les mêmes codes se répètent et que le client vive la même expérience où qu’il soit dans le monde. Bruno Moinard a su décrypter et anticiper tout ce que la globalisation et la mondialisation allaient engendrer : des centres-villes identiques, aux mêmes enseignes. Et c’est pourquoi il s’est inscrit avec l’idée de boutique de style maison, à l’exact opposé de cette forme de monotonie, à la fois proche de la symbolique de la marque à la panthère, mais avec ce zeste de différence inspiré par la culture et l’architecture du pays hôte.
Ainsi les portes des boutiques ne sont pas situées dans l’axe, mais sur le côté telle la porte dérobée d’un hôtel particulier. L’objectif étant de créer une intimité, une approche très personnelle qui met en valeur le client en le faisant parcourir un dédale, du vestibule au salon, du corridor à la librairie… jusqu’au salon VIP. Vingt ans plus tard, cette idée a fait florès partout ailleurs et Cartier continue de travailler avec Bruno Moinard et de le challenger.
Si nous continuons de travailler avec Cartier et que j’ai pu côtoyer l’ensemble de ses différents directeurs, de ses équipes, depuis de nombreuses années, ce n’est pas par habitude ou par privilège, c’est parce que nous sommes bons, car nous sommes constamment mis en concurrence avec d’autres agences. Il n’y a pas d’acquis qui vaille, il n’y a que des conquêtes à faire et nous sommes heureux d’avoir pu travailler sur plus de 450 boutiques, telles que celles de Londres, de la rue de la Paix à Paris, de Milan ou de Genève.
Les pratiques ont bien évidemment changé entre ses débuts en indépendant et aujourd’hui avec l’agence Moinard — Betaille où, Claire Bétaille, travaillant depuis plus d’une dizaine d’années avec Bruno Moinard, est devenue directrice associée de ladite structure comptant environ 45 collaborateurs.
Auparavant, on nous demandait des croquis à la main, désormais ce sont des perspectives 3D pour lesquelles j’ai une équipe dédiée. Le monde actuel se veut ultradétaillé, ce qui entraîne une place moindre à l’imaginaire. Tout a besoin d’être notifié, précisé, annoncé. On a, à mon sens, besoin de recouvrir cet imaginaire, d’échanger à bâtons rompus loin de toute nomenclature et d’avoir, en un sens, une meilleure emprise de nos émotions.

C’est justement ce besoin d’émotion qu’il a souhaité partager avec l’édition de mobilier. Bruno Moinard était déjà rompu à la création et à la production de meubles au sein de l’agence Ecart, où l’on créait des pièces sur mesures et où l’on rééditait également certaines pièces iconiques.
L’architecte avait d’ores et déjà un regard étendu sur l’ensemble de la chaîne de conception, de fabrication, et de commercialisation dudit mobilier.
Lors de ses propres projets, il arrivait régulièrement que ses clients lui demandent spontanément ses conseils sur le choix du mobilier… jusqu’à l’édition de pièces uniques. Ce fut le cas pour un projet au Canada, dont la durée mathusalemienne de sept ans lui donna l’occasion de développer des prototypes de mobiliers qui seront, plus tard, la source de sa première collection. Les exigences de ce client si particulier, les avis évoluant au gré du chantier, furent une mise à l’épreuve avec des modifications régulières sur le mobilier qui devait être repensé, parfois déplacé dans une autre pièce, voire tout simplement annulé.
Le sur-mesure est la meilleure école qu’on puisse avoir. Elle vous met face à une équation complexe où l’agenda, les envies du client, certaines contraintes et des événements soudains vous bousculent en permanence.
C’est également cette équation, avec parfois cette délicieuse légèreté de passer outre certains paramètres établis par le client, qui permettent à Bruno Moinard de se surpasser. Mais on vit aujourd’hui dans une époque où l’on veut tout, tout de suite, et le besoin immédiat de satisfaction du client, à la vue du croquis d’un prototype, est parfois difficilement exauçable. En effet, sur certaines pièces de mobilier, une maturation, un délai incompressible de production sont nécessaires. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit d’un canapé sur lequel le client et son épouse, de corpulences différentes, souhaitent être assis au même niveau. Il faut alors pratiquer de nombreux essais avec les matériaux, leur géométrie, le rembourrage, et une multitude d’autres paramètres qui requièrent une grande ingéniosité.
C’est le type de projet où l’on apprend beaucoup sur son travail et même sur soi. J’y ai compris que j’avais besoin de liberté pour créer de l’exceptionnel.

Et pour la cultiver, Bruno Moinard se décide à s’entourer d’une équipe exclusivement consacrée au mobilier. Les relations seront, hélas, loin d’être symbiotiques. Lui-même, très pris par de nombreux projets, ne pourra se consacrer davantage à elle. Ces aléas dureront près de deux années jusqu’à ce qu’il rencontre les collaborateurs idoines avec lesquels il continue de travailler.
Ils ont été la pierre qui manquait à l’édifice et, grâce à leurs compétences, j’ai entrevu la possibilité de lancer enfin ma maison d’édition de mobilier.
Dès lors, tout s’enchaîne avec, en premier lieu, la création d’une première collection de quarante meubles, présentés au Paris Déco Off où se retrouve la crème de la crème des créateurs de mobilier. Nombreux furent ses contemporains à jaboter sur le fait que ce dernier se lançait dans le mobilier, quand d’autres lui déconseillaient de le faire, car c’est un univers où l’on risque de prendre des coups et d’écorner sa notoriété plus qu’autre chose.
Je savais qu’on m’attendait au tournant, mais si l’on veut progresser, réaliser ses rêves, il faut savoir prendre des risques et n’écouter que sa conscience.
Ses clients, tout comme les visiteurs de l’événement, affluèrent autour de ses créations. Finalement, les jaboteurs furent surpris de cette nouvelle corde à son arc et les autres finirent admiratifs devant le mobilier présenté. Néanmoins, ils eurent tous un point commun : vouloir visiter son showroom. Problème : il n’y avait pas de showroom !
Et pour s’installer durablement dans le paysage, il était absolument indispensable de s’établir pendant que le fer de la curiosité était encore chaud.
Bruno Moinard téléphona ici et là jusqu’à ce qu’une amie lui propose de lui louer une galerie promise à un autre, à l’angle de la rue Jacob et de la rue Saint-Benoît, à Paris.
La signature n’était pas encore apposée sur le contrat m’avait-elle dit. Je lui ai alors confirmé que je viendrais le signer le lendemain et qu’elle aurait à annuler le premier.
Ainsi, le destin joue parfois du jour au lendemain ! Ni une, ni deux, son amie annula le précontrat avec le précédent intéressé et signa avec l’architecte. Il vit cela comme un aboutissement, une bonne étoile pour veiller sur Bruno Moinard Éditions.
Depuis quelques années, mon nom s’était effacé au profit de l’agence et la notoriété que j’avais acquise s’y diluait. Je voulais que mon nom apparaisse ici et qu’il soit un gage de qualité, un engagement de ma part.
Le voilà donc les clés de la galerie en main. Dès les portes entrouvertes, Bruno Moinard imagina une scénographie et une décoration intérieure.
J’avais même l’idée de faire un sol en étain ; mais une fois le ragréage fait, j’ai vu dans le béton brut et lisse une meilleure approche de ce que je souhaitais pour mettre en valeur notre mobilier.

Il voulait de fait garder l’esprit d’une galerie imparfaite, toujours en cours d’évolution, oxygénée par ses baies vitrées géantes, dans une configuration bistrot, renforcée par ses poutres métalliques noires de jais, mêlant le structurel à l’épure. De plus, l’équipe à la tête de la galerie insuffle à ce lieu l’énergie des différentes collections où les créations semblent se répondre et se compléter. Leurs forces sont d’être à la fois minimalistes, dans le sens où le sublime se dévoile dans les détails, et d’une praticité unique, soulignée par les lignes, les trajectoires issues de la main et de l’esprit d’un artiste.
Pour observer cela, il est hautement conseillé de s’asseoir à la table Dinant, héraut du style Bruno Moinard. La matière, éminemment importante dans la réflexion du créateur, conjugue le bois et le métal, et plus précisément, le chêne, l’érable avec de franches incrustations de laiton. Aussi bien la texture du bois, qui s’offre au toucher, que les inserts en laiton sont de nature à donner une angulosité et un sens de la symétrie des plus singuliers. Jamais le métal et le bois ne se seront vus aussi amants et amoureux. Mais ce qu’il y a de plus fascinant dans le mobilier de Bruno Moinard c’est son rapport à la lumière qui peut être lucifuge, spéculaire ou jouer de ses ombres vespérales pour esquisser des formes abstraites.
Bruno Moinard a été récompensé : le succès a été au rendez-vous si rapidement qu’il lui a fallu développer la distribution de ses meubles aux quatre coins de la planète, dont Dubaï et une dizaine d’espaces multimarques. La prochaine étape : développer des points de vente en son nom propre afin d’assortir son mobilier à son univers. En attendant, Bruno Moinard dessine ses prochaines collections pour la galerie (et il peint même, l’une de ses passions avec l’automobile vintage), collabore avec de grandes Maisons du mobilier à l’occasion de collections limitées, et continue son chemin de vie, toujours plus créatif et fidèle à son trait.
Une leçon d’élégance intemporelle.