Véritable phénomène mondial du marché de l’art toy, vous avez peut-être déjà croisé un Labubu accroché au sac à dos d’un adolescent de la Gen Z, suspendu à la maroquinerie de luxe d’une femme bien apprêtée, sur l’étagère d’un Millenial collectionneur ou à la télévision auprès de grandes stars (Madonna, Dua Lipa ou Lisa pour ne citer qu’elles).
Pour rappel, les arts toys (ou designer toys, vinyl toys) sont des figurines dessinées par des artistes illustrateurs ou designers et fabriquées habituellement en édition limitée par une maison spécialiste du genre. Ces figurines sont principalement apparues vers la fin des années 1990 à Hong Kong et au Japon sous l’impulsion d’artistes tels que Michael Lau, James Jarvis, Kaws et Futura 2000. Et ce marché n’est pas à prendre à la légère, puisqu’il pèse très lourd ! En effet, en Chine, les projections pour 2026 l’estime à 15 milliards de dollars (!) avec une croissance annuelle de 20 %.
Le monstre et son créateur
Labubu naît en 2015 avec The Monsters, l’univers de l’illustrateur hongkongais Kasing Lung. Ayant vécu son enfance aux Pays-Bas, nourri de contes nordiques, de légendes d’elfes, l’artiste a développé avec le temps avec un goût prononcé pour le « creepy-cute ».
Labubu va connaître le succès en 2019 lorsque Kasing Lung s’allie à Pop Mart. Pop Mart est une maison chinoise de vente d’art toys avec un réseau conséquent de boutiques (plus de 500 dans 30 pays) et ayant à son catalogue de nombreuses créations reconnues comme Molly, Dimoo, Skullpanda, Hirono et donc The Monsters (avec Labubu). Ces arts toys sont présentés sous différentes collections, disponibles à l’unité ou en séries, en formats (différentes tailles) et « drops » (un « drop » est une mise en vente ponctuelle, souvent limitée et très attendue). Labubu va très rapidement devenir un pilier de la maison avec des centaines de variantes – du plus petit format conventionnel au super collector – grâce à un personnage reconnaissable entre mille : oreilles de lapin, dents pointues, et un regard à la fois malicieux et inquiétant.
Les raisons du succès
Les raisons sont nombreuses et permettent de mieux comprendre des mécaniques de ventes et des psychologies d’achats qui ne sont pas sans rappeler celles parfois de l’art contemporain. Tout d’abord l’esthétique de l’art toy ; il faut bien reconnaître que Labubu et ses amis de l’univers The Monsters ont des bouilles des plus réussies. L’esthétique « creepy-cute » citée précédemment est parfaitement maîtrisée et parle autant aux ados (notamment celles et ceux de la culture manga, cosplay) qu’aux adultes collectionneurs. Mais c’est également dans sa manière d’avoir été apporté au public, à savoir par l’organisation de sa rareté avec des ventes éclairs ou des séries très limitées. En créant un effet de file d’attente (que l’on retrouve régulièrement dans le luxe, certains grands noms du streetwear, ou encore récemment pour la collaboration entre Swatch et Omega) on attise le désir d’achat, on suscite de l’intérêt médiatique pour la chose. Pendant ce temps, les ruptures et réassorts scénarisés entretiennent le phénomène FOMO (Fear Of Missing Out ou la peur de manquer cet objet, ne pas en voir un) sans compter qu’ils sont conjugués à une stratégie des « blind boxes » où l’on achète un exemplaire sans savoir sur quel modèle on va tomber, les boîtes étant toutes les mêmes. Cela renforce l’envie d’en acheter davantage et de les collectionner (dans l’esprit des cartes à collectionner, sans oublier l’exemplaire mystère) ou de les échanger entre passionnés pour arriver à tous les avoir.
Cerise sur la gâteau : cette stratégie est au cœur d’une viralité sociale où l’on ne compte plus les vidéos TikTok et Instagram, où les acheteurs proposent du « unboxing » (se filmer en train de déballer un produit neuf et donner ses premières impressions), des challenges ou des « hauls » (du unboxing pour toute une collection, ou selon un thème, exemple : un déballage de tous ses achats effectués dans un pays). Bien évidemment, ce succès a aussi son revers de la médaille : des revendeurs professionnels tentent d’en acheter une grande quantité pour se faire une marge à la revente sur des plateformes bien connues de tous, de nombreuses contrefaçons sont apparues, certains acheteurs ne cachent pas leur mécontentement sur leurs réseaux lorsqu’ils ouvrent les boxes et s’apperçoient d’avoir reçu le énième même Labubu etc. Paradoxalement, ceci assoit encore plus la notoriété de Labubu.
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(en mode colère !)
De la culture pop à l’art
Aux USA, la “Labubu-mania” débarque fin 2024 ; pour exemple les reportages du Los Angeles Times décrivent des files de nuit et des sold-out en quelques minutes. L’été 2025 voit même des vols ciblés dans des magasins de Californie, indice d’une valeur perçue élevée et d’une demande tendue. Côté e‑commerce, Pop Mart connaît des ventes pharaoniques directement sur TikTok, défiant celles des boutiques physiques. Au Royaume-Uni, la frénésie a été telle qu’un temps de pause fut décidé en boutique, après que l’on ait observé des scènes de chaos devant quelques devantures. En fait, Labubu coche pratiquement toutes les cases qui font qu’un personnage passe du statut de « simple produit » à celui d’icône de la culture pop : une identité visuelle forte et immédiate ; la mécanique du culte (avec sa communauté) et de la rareté ; une viralité orchestrée sur les réseaux (avec même des célébrités évoquant le produit sans être rémunérées, parce que tendance et en adéquation avec leur public ou leur communication) ; un objet conversationnel (en écho à la célèbre expression « qu’importe qu’on parle de moi en bien ou en mal, l’essentiel c’est qu’on parle de moi ») ; un langage universel (que l’on soit à Stockholm ou à Bangkok, on comprend les représentations de Labubu) ; une distribution événementialisée, etc. C’est la même logique qui a transformé Mickey, Hello Kitty ou les sneakers Nike en objets culturels universels.
Et l’ennoblissement d’un produit de la culture pop passe ensuite régulièrement par l’art contemporain !
En effet, il s’agit là d’une légitimation qui transcende le marché d’origine et permet à ce qui pourrait être vu comme un produit dénué d’une certaine qualité culturelle d’être également perçu comme une œuvre d’art.
Ainsi, face à un tel phénomène, deux constats amèneront naturellement Labubu vers les sentiers de l’art (et de l’art contemporain). Le premier est que Labubu est d’abord le fruit d’un artiste illustrateur (et non pas un pur produit mercantile) avec une histoire, un talent qui, avec le succès de son univers The Monsters, a vu ses précédentes œuvres, livres et illustrations, jusque là peu connues, être très recherchées. Ledit succès a donc considérablement augmenté l’attractivité artistique comme la valeur économique de l’artiste.
Et de ce fait, deuxième constat : les acteurs de l’art ont commencé à apprécier Kasing Lung à sa juste valeur tout en y voyant l’opportunité d’être portés par son immense succès.
C’est ainsi que des collabs de premier ordre ont vu le jour. On pense tout d’abord en juin 2024 à cette série The Monsters, exclusivement disponible au Louvre, avec comme sujet la reprise de très grandes œuvres (de Van Gogh, Magritte, Rodin, Munch, Vermeer…).
On pense ensuite à un des principaux acteurs de l’art contemporain, Art Basel qui, pour son édition 2025, a commandité une édition limitée à 100 exemplaires (et à 200 francs suisses… dont certains revendeurs le proposaient plus tard autour de 1500 francs suisses) qui s’est vendue aussi vite qu’il ne faut de temps pour le dire, avec là aussi une immense file d’attente. Ce Labubu, dans la couleur bleue emblématique de la foire, arbore un niveau à bulle à la main, clin d’œil à l’importance accordée à la précision de l’accrochage dans l’univers de l’art.
Les maisons de ventes d’arts ne sont pas en reste puisqu’une figurine Labubu de 2023 et de 130 cm de hauteur, une pièce unique, a été vendue en juin 2025 chez Yongle, maison aux enchères chinoise, à plus de 150 000 dollars ! Dans la même vente, une deuxième figurine, de 160 cm de hauteur, a atteint près de 115 000 dollars !
Enfin, peut-être le plus important, Kasing Lung bénéficie désormais de l’attention des grandes galeries internationales qui cherchent à exposer ses œuvres (peintures et illustrations). Si son travail avait déjà été exposé dans les années 2010 avec une prédominance de lieux et galeries dédiés à l’illustration ou à l’art toy (à Taichung et Taipei, villes taiwanaises), la fin des années 2010 et début des années 2020 montre un changement avec l’engagement de galeries d’arts contemporains reconnus comme telles (en 2019 avec The Monsters and The Cosmic Starts à la JPS Art Gallery, Tokyo ainsi qu’en 2020 avec son exposition Unwrapped ; 2020 toujours avec Healing à la Galerie Perrotin à Paris ; 2022 avec -+ à la Kaikai Kiki Gallery, Tokyo ; et 2023 avec CLOUD à Hidari Zingaro, Tokyo).

En 2019, une de ses toiles, Ambiguity, a été adjugée près de 67 000 dollars chez Sotheby’s Hong Kong, ce qui était à cette époque, une adjudication très haute pour la côte de l’artiste. En juin 2025, dans le même genre, son œuvre Pure, datant de 2021, a été vendue plus de 224 000 dollars (chez la même maison Yongle citée précédemment) ! Sa côte ne cesse de s’accroître au fil des années, tout particulièrement auprès des amateurs d’arts qui, même si le phénomène grand public pourrait quelque peu s’estomper (Labubu laissant la place à d’autres phénomènes d’arts toys), ne semblent pas prêts, eux, de décrocher.
Ainsi, Kasing Lung avec son Labubu sont peut-être devenus, à leur insu, un nouveau modèle pour le monde de l’art contemporain et l’accès à son marché, caractérisé par une viralité sociale incontournable, un modèle mercantile affûté et un terrain préparatoire issu de plusieurs années de travail artistique qui a su séduire un public important. Ce qui n’est pas sans rappeler un certain… Takashi Murakami, une figure proche et bienfaitrice pour Kasing Lung !