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Labubu : un monstre de l’art ?

17 août 2025
9 Mins
Labubu sur un fauteil rouge

Véri­table phé­no­mène mon­dial du mar­ché de l’art toy, vous avez peut-être déjà croi­sé un Labu­bu accro­ché au sac à dos d’un ado­les­cent de la Gen Z, sus­pen­du à la maro­qui­ne­rie de luxe d’une femme bien apprê­tée, sur l’é­ta­gère d’un Mil­le­nial col­lec­tion­neur ou à la télé­vi­sion auprès de grandes stars (Madon­na, Dua Lipa ou Lisa pour ne citer qu’elles).

Pour rap­pel, les arts toys (ou desi­gner toys, vinyl toys) sont des figu­rines des­si­nées par des artistes illus­tra­teurs ou desi­gners et fabri­quées habi­tuel­le­ment en édi­tion limi­tée par une mai­son spé­cia­liste du genre. Ces figu­rines sont prin­ci­pa­le­ment appa­rues vers la fin des années 1990 à Hong Kong et au Japon sous l’im­pul­sion d’ar­tistes tels que Michael Lau, James Jar­vis, Kaws et Futu­ra 2000. Et ce mar­ché n’est pas à prendre à la légère, puis­qu’il pèse très lourd ! En effet, en Chine, les pro­jec­tions pour 2026 l’es­time à 15 mil­liards de dol­lars (!) avec une crois­sance annuelle de 20 %.

Le monstre et son créateur

Labu­bu naît en 2015 avec The Mons­ters, l’univers de l’illustrateur hong­kon­gais Kasing Lung. Ayant vécu son enfance aux Pays-Bas, nour­ri de contes nor­diques, de légendes d’elfes, l’ar­tiste a déve­lop­pé avec le temps avec un goût pro­non­cé pour le « cree­py-cute ».

Pop mart - Labubu

Labu­bu va connaître le suc­cès en 2019 lorsque Kasing Lung s’allie à Pop Mart. Pop Mart est une mai­son chi­noise de vente d’art toys avec un réseau consé­quent de bou­tiques (plus de 500 dans 30 pays) et ayant à son cata­logue de nom­breuses créa­tions recon­nues comme Mol­ly, Dimoo, Skull­pan­da, Hiro­no et donc The Mons­ters (avec Labu­bu). Ces arts toys sont pré­sen­tés sous dif­fé­rentes col­lec­tions, dis­po­nibles à l’u­ni­té ou en séries, en for­mats (dif­fé­rentes tailles) et « drops » (un « drop » est une mise en vente ponc­tuelle, sou­vent limi­tée et très atten­due). Labu­bu va très rapi­de­ment deve­nir un pilier de la mai­son avec des cen­taines de variantes – du plus petit for­mat conven­tion­nel au super col­lec­tor – grâce à un per­son­nage recon­nais­sable entre mille : oreilles de lapin, dents poin­tues, et un regard à la fois mali­cieux et inquié­tant.

Les raisons du succès


Les rai­sons sont nom­breuses et per­mettent de mieux com­prendre des méca­niques de ventes et des psy­cho­lo­gies d’a­chats qui ne sont pas sans rap­pe­ler celles par­fois de l’art contem­po­rain. Tout d’a­bord l’es­thé­tique de l’art toy ; il faut bien recon­naître que Labu­bu et ses amis de l’u­ni­vers The Mons­ters ont des bouilles des plus réus­sies. L’esthétique « cree­py-cute » citée pré­cé­dem­ment est par­fai­te­ment maî­tri­sée et parle autant aux ados (notam­ment celles et ceux de la culture man­ga, cos­play) qu’aux adultes col­lec­tion­neurs. Mais c’est éga­le­ment dans sa manière d’a­voir été appor­té au public, à savoir par l’or­ga­ni­sa­tion de sa rare­té avec des ventes éclairs ou des séries très limi­tées. En créant un effet de file d’at­tente (que l’on retrouve régu­liè­re­ment dans le luxe, cer­tains grands noms du street­wear, ou encore récem­ment pour la col­la­bo­ra­tion entre Swatch et Ome­ga) on attise le désir d’a­chat, on sus­cite de l’in­té­rêt média­tique pour la chose. Pen­dant ce temps, les rup­tures et réas­sorts scé­na­ri­sés entre­tiennent le phé­no­mène FOMO (Fear Of Mis­sing Out ou la peur de man­quer cet objet, ne pas en voir un) sans comp­ter qu’ils sont conju­gués à une stra­té­gie des « blind boxes » où l’on achète un exem­plaire sans savoir sur quel modèle on va tom­ber, les boîtes étant toutes les mêmes. Cela ren­force l’en­vie d’en ache­ter davan­tage et de les col­lec­tion­ner (dans l’es­prit des cartes à col­lec­tion­ner, sans oublier l’exem­plaire mys­tère) ou de les échan­ger entre pas­sion­nés pour arri­ver à tous les avoir.

Cerise sur la gâteau : cette stra­té­gie est au cœur d’une vira­li­té sociale où l’on ne compte plus les vidéos Tik­Tok et Ins­ta­gram, où les ache­teurs pro­posent du « unboxing » (se fil­mer en train de débal­ler un pro­duit neuf et don­ner ses pre­mières impres­sions), des chal­lenges ou des « hauls » (du unboxing pour toute une col­lec­tion, ou selon un thème, exemple : un débal­lage de tous ses achats effec­tués dans un pays). Bien évi­dem­ment, ce suc­cès a aus­si son revers de la médaille : des reven­deurs pro­fes­sion­nels tentent d’en ache­ter une grande quan­ti­té pour se faire une marge à la revente sur des pla­te­formes bien connues de tous, de nom­breuses contre­fa­çons sont appa­rues, cer­tains ache­teurs ne cachent pas leur mécon­ten­te­ment sur leurs réseaux lors­qu’ils ouvrent les boxes et s’ap­per­çoient d’a­voir reçu le énième même Labu­bu etc. Para­doxa­le­ment, ceci assoit encore plus la noto­rié­té de Labu­bu.

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De la culture pop à l’art


Aux USA, la “Labu­bu-mania” débarque fin 2024 ; pour exemple les repor­tages du Los Angeles Times décrivent des files de nuit et des sold-out en quelques minutes. L’été 2025 voit même des vols ciblés dans des maga­sins de Cali­for­nie, indice d’une valeur per­çue éle­vée et d’une demande ten­due. Côté e‑commerce, Pop Mart connaît des ventes pha­rao­niques direc­te­ment sur Tik­Tok, défiant celles des bou­tiques phy­siques. Au Royaume-Uni, la fré­né­sie a été telle qu’un temps de pause fut déci­dé en bou­tique, après que l’on ait obser­vé des scènes de chaos devant quelques devan­tures. En fait, Labu­bu coche pra­ti­que­ment toutes les cases qui font qu’un per­son­nage passe du sta­tut de « simple pro­duit » à celui d’icône de la culture pop : une iden­ti­té visuelle forte et immé­diate ; la méca­nique du culte (avec sa com­mu­nau­té) et de la rare­té ; une vira­li­té orches­trée sur les réseaux (avec même des célé­bri­tés évo­quant le pro­duit sans être rému­né­rées, parce que ten­dance et en adé­qua­tion avec leur public ou leur com­mu­ni­ca­tion) ; un objet conver­sa­tion­nel (en écho à la célèbre expres­sion « qu’im­porte qu’on parle de moi en bien ou en mal, l’es­sen­tiel c’est qu’on parle de moi ») ; un lan­gage uni­ver­sel (que l’on soit à Stock­holm ou à Bang­kok, on com­prend les repré­sen­ta­tions de Labu­bu) ; une dis­tri­bu­tion évé­ne­men­tia­li­sée, etc. C’est la même logique qui a trans­for­mé Mickey, Hel­lo Kit­ty ou les snea­kers Nike en objets cultu­rels uni­ver­sels.

Et l’en­no­blis­se­ment d’un pro­duit de la culture pop passe ensuite régu­liè­re­ment par l’art contem­po­rain !

En effet, il s’a­git là d’une légi­ti­ma­tion qui trans­cende le mar­ché d’o­ri­gine et per­met à ce qui pour­rait être vu comme un pro­duit dénué d’une cer­taine qua­li­té cultu­relle d’être éga­le­ment per­çu comme une œuvre d’art.
Ain­si, face à un tel phé­no­mène, deux constats amè­ne­ront natu­rel­le­ment Labu­bu vers les sen­tiers de l’art (et de l’art contem­po­rain). Le pre­mier est que Labu­bu est d’a­bord le fruit d’un artiste illus­tra­teur (et non pas un pur pro­duit mer­can­tile) avec une his­toire, un talent qui, avec le suc­cès de son uni­vers The Mons­ters, a vu ses pré­cé­dentes œuvres, livres et illus­tra­tions, jusque là peu connues, être très recher­chées. Ledit suc­cès a donc consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té l’at­trac­ti­vi­té artis­tique comme la valeur éco­no­mique de l’ar­tiste.

Et de ce fait, deuxième constat : les acteurs de l’art ont com­men­cé à appré­cier Kasing Lung à sa juste valeur tout en y voyant l’op­por­tu­ni­té d’être por­tés par son immense suc­cès.
C’est ain­si que des col­labs de pre­mier ordre ont vu le jour. On pense tout d’a­bord en juin 2024 à cette série The Mons­ters, exclu­si­ve­ment dis­po­nible au Louvre, avec comme sujet la reprise de très grandes œuvres (de Van Gogh, Magritte, Rodin, Munch, Ver­meer…).

On pense ensuite à un des prin­ci­paux acteurs de l’art contem­po­rain, Art Basel qui, pour son édi­tion 2025, a com­man­di­té une édi­tion limi­tée à 100 exem­plaires (et à 200 francs suisses… dont cer­tains reven­deurs le pro­po­saient plus tard autour de 1500 francs suisses) qui s’est ven­due aus­si vite qu’il ne faut de temps pour le dire, avec là aus­si une immense file d’at­tente. Ce Labu­bu, dans la cou­leur bleue emblé­ma­tique de la foire, arbore un niveau à bulle à la main, clin d’œil à l’im­por­tance accor­dée à la pré­ci­sion de l’ac­cro­chage dans l’u­ni­vers de l’art.

Les mai­sons de ventes d’arts ne sont pas en reste puis­qu’une figu­rine Labu­bu de 2023 et de 130 cm de hau­teur, une pièce unique, a été ven­due en juin 2025 chez Yongle, mai­son aux enchères chi­noise, à plus de 150 000 dol­lars ! Dans la même vente, une deuxième figu­rine, de 160 cm de hau­teur, a atteint près de 115 000 dol­lars !

Enfin, peut-être le plus impor­tant, Kasing Lung béné­fi­cie désor­mais de l’at­ten­tion des grandes gale­ries inter­na­tio­nales qui cherchent à expo­ser ses œuvres (pein­tures et illus­tra­tions). Si son tra­vail avait déjà été expo­sé dans les années 2010 avec une pré­do­mi­nance de lieux et gale­ries dédiés à l’illus­tra­tion ou à l’art toy (à Tai­chung et Tai­pei, villes tai­wa­naises), la fin des années 2010 et début des années 2020 montre un chan­ge­ment avec l’en­ga­ge­ment de gale­ries d’arts contem­po­rains recon­nus comme telles (en 2019 avec The Mons­ters and The Cos­mic Starts à la JPS Art Gal­le­ry, Tokyo ain­si qu’en 2020 avec son expo­si­tion Unwrap­ped ; 2020 tou­jours avec Hea­ling à la Gale­rie Per­ro­tin à Paris ; 2022 avec -+ à la Kai­kai Kiki Gal­le­ry, Tokyo ; et 2023 avec CLOUD à Hida­ri Zin­ga­ro, Tokyo).

CLOUD de Kasing Lung© Kasing Lung
CLOUD de Kasing Lung

En 2019, une de ses toiles, Ambi­gui­ty, a été adju­gée près de 67 000 dol­lars chez Sothe­by’s Hong Kong, ce qui était à cette époque, une adju­di­ca­tion très haute pour la côte de l’ar­tiste. En juin 2025, dans le même genre, son œuvre Pure, datant de 2021, a été ven­due plus de 224 000 dol­lars (chez la même mai­son Yongle citée pré­cé­dem­ment) ! Sa côte ne cesse de s’ac­croître au fil des années, tout par­ti­cu­liè­re­ment auprès des ama­teurs d’arts qui, même si le phé­no­mène grand public pour­rait quelque peu s’es­tom­per (Labu­bu lais­sant la place à d’autres phé­no­mènes d’arts toys), ne semblent pas prêts, eux, de décro­cher.

Ain­si, Kasing Lung avec son Labu­bu sont peut-être deve­nus, à leur insu, un nou­veau modèle pour le monde de l’art contem­po­rain et l’ac­cès à son mar­ché, carac­té­ri­sé par une vira­li­té sociale incon­tour­nable, un modèle mer­can­tile affû­té et un ter­rain pré­pa­ra­toire issu de plu­sieurs années de tra­vail artis­tique qui a su séduire un public impor­tant. Ce qui n’est pas sans rap­pe­ler un cer­tain… Taka­shi Mura­ka­mi, une figure proche et bien­fai­trice pour Kasing Lung !