Musique

Ryuichi Sakamoto : le professeur

29 septembre 2025
9 Mins
Ryuichi Sakamoto en live 2022

Au pan­théon des artistes dont l’œuvre défie les fron­tières et les clas­si­fi­ca­tions, Ryūi­chi Saka­mo­to, pour lequel nous avons une affec­tion toute par­ti­cu­lière par ses liens avec le sep­tième art, tient une place à part. Musi­cien et com­po­si­teur japo­nais, dont la car­rière s’est éten­due sur cinq décen­nies, Ryūi­chi Saka­mo­to (1952–2023) a été à la fois un musi­cien avant-gar­diste de la synth-pop, un vir­tuose clas­sique et un acteur à l’oc­ca­sion. Sur­nom­mé affec­tueu­se­ment « Le Pro­fes­seur » (Kyo­ju) par ses fans japo­nais en hom­mage à sa rigueur intel­lec­tuelle et à sa for­ma­tion aca­dé­mique pous­sée à l’Uni­ver­si­té natio­nale des beaux-arts et de la musique de Tokyo (renom­mée aujourd’­hui uni­ver­si­té des arts de Tokyo), Saka­mo­to a incar­né la moder­ni­té musi­cale et un cer­taine évo­lu­tion de la musique avec une pro­fon­deur rare­ment éga­lées.

L’éveil d’un prodige : formations classiques et influences telluriques

Né le 17 jan­vier 1952 dans l’ar­ron­dis­se­ment de Naka­no à Tokyo, Ryūi­chi Saka­mo­to gran­dit dans un milieu intel­lec­tuel­le­ment vivi­fiant. Son père, édi­teur lit­té­raire, l’i­ni­tie très tôt aux œuvres des grands écri­vains japo­nais, for­geant chez le jeune gar­çon une sen­si­bi­li­té cultu­relle aiguë. Pour­tant, c’est le pia­no, enta­mé dès l’âge de trois ans, qui devient son pre­mier vec­teur d’expression.

Son édu­ca­tion musi­cale est un creu­set d’in­fluences. Dès l’a­do­les­cence, il s’im­prègne de la musique clas­sique occi­den­tale, en par­ti­cu­lier de la musique impres­sion­niste de Claude Debus­sy, dont les har­mo­nies et les struc­tures tonales lais­se­ront une marque pro­fonde sur sa propre écri­ture. Simul­ta­né­ment, la révo­lu­tion musi­cale des années 60, por­tée par les mélo­dies entê­tantes des Beatles et l’éner­gie brute des Rol­ling Stones, nour­rit son appé­tit pour le rock et la pop.

C’est donc à l’Université natio­nale des beaux-arts et de la musique de Tokyo que sa for­ma­tion culmine. Il y étu­die la com­po­si­tion et, de manière cru­ciale, l’ethnomusicologie. Cette dis­ci­pline très intel­lec­tua­li­sante, qui explore les musiques des cultures non occi­den­tales, le sen­si­bi­lise aux sono­ri­tés « d’ailleurs » – notam­ment la musique tra­di­tion­nelle d’O­ki­na­wa, d’Inde et d’Afrique – qui infu­se­ront sa future car­rière en solo. Ces études, conju­guées à une fas­ci­na­tion nais­sante pour les syn­thé­ti­seurs Buchla et Moog, alors avant-gar­distes, lui confèrent ce sta­tut d’é­ru­dit capable de théo­ri­ser la musique avant de la décons­truire et de la réin­ven­ter.

Chez YMO, on avait l’ha­bi­tude de por­ter des masques !

L’ère Yellow Magic Orchestra (YMO) : le triumvirat des sons du futur

L’as­cen­sion ful­gu­rante de Ryūi­chi Saka­mo­to sur la scène inter­na­tio­nale est indis­so­ciable de la for­ma­tion, en 1978, du groupe Yel­low Magic Orches­tra (YMO). Aux côtés de Haruo­mi Hoso­no (basse/claviers/composition), à l’i­ni­tia­tive de la créa­tion du groupe, et de Yuki­hi­ro Taka­ha­shi (batterie/chant), Ryūi­chi Saka­mo­to (claviers/composition) fera par­tie d’un trio qui va redé­fi­nir la musique élec­tro­nique.

Le contexte est idéal. Le Japon est en pleine effer­ves­cence tech­no­lo­gique, et l’ac­cès à de nou­veaux syn­thé­ti­seurs leur per­met de cana­li­ser l’in­fluence des pion­niers alle­mands comme Kraft­werk et d’y injec­ter une dose de funk, de dis­co et de mélo­dies japo­naises excen­triques. YMO n’est pas qu’un groupe de musique ; c’est un mani­feste cultu­rel. Les membres se pro­duisent sou­vent dans des uni­formes futu­ristes, incar­nant une vision iro­nique et avant-gar­diste de l’ère numé­rique émer­gente.

Leur pre­mier album épo­nyme connaît un suc­cès immé­diat, mais c’est l’al­bum Solid State Sur­vi­vor (1979) qui les pro­pulse sur la scène mon­diale. Des titres comme Com­pu­ter Game/Firecracker ou  Behind the Mask (repris plus tard par Michael Jack­son et Eric Clap­ton) sont des jalons de l’élec­tro-pop. YMO n’a pas seule­ment pré­dit la musique du futur : il l’a créée. Leur mélange hyper-syn­chro­ni­sé de rythmes de boîte à rythmes, de lignes de basse fun­ky et de mélo­dies syn­thé­tiques per­çantes est direc­te­ment à l’o­ri­gine de l’ex­plo­sion de la tech­no, du hip-hop et de la J‑pop. De Depeche Mode à Air, l’in­fluence de YMO dans la musique des années 80 à 2000 est des plus impor­tantes.

Le groupe, offi­ciel­le­ment mis en pause en 1983 (avec des réunions spo­ra­diques sous le nom de HASYMO), per­mit à Ryūi­chi Saka­mo­to (qui avait déjà sor­ti des album solos depuis 1978 et col­la­bo­rer artis­ti­que­ment avec d’autres artistes dès 1975) de capi­ta­li­ser sur sa renom­mée, tout en le libé­rant de la for­mule pop pour explo­rer des ter­ri­toires sonores plus vastes. L’ex­pé­rience YMO lui a ensei­gné la puis­sance de la machine, une connais­sance qu’il empor­te­ra dans ses pro­jets les plus aca­dé­miques.

C’est cette même année de 1983 qu’il com­mence à com­po­ser pour le ciné­ma (nous y revien­drons plus tard dans le texte) et qu’il entame quelques par­ti­ci­pa­tions au ciné­ma.

La métamorphose musicale : du synthétiseur à la partition orchestrale

Après l’eu­pho­rie élec­tro­nique de YMO, Ryūi­chi Saka­mo­to entame une phase de méta­mor­phose radi­cale. Au lieu de se repo­ser sur la for­mule du suc­cès, il pré­fère navi­guer entre les genres avec notam­ment un retour aux ins­tru­ments acous­tiques, au pia­no et à l’or­ches­tra­tion, affir­mant son iden­ti­té de com­po­si­teur clas­sique nour­ri par l’ex­pé­ri­men­ta­tion élec­tro­nique.

Ses pro­jets solos de cette période sont une mosaïque d’ex­plo­ra­tions. Il s’es­saie au rock pro­gres­sif, au rap (avec l’al­bum Neo Geo en 1987), à la bos­sa nova (Casa en 2001) et à la musique ambient expé­ri­men­tale (notam­ment avec ses col­la­bo­ra­tions avec l’ar­tiste autri­chien Alva Noto). Ryūi­chi Saka­mo­to prouve que sa vir­tuo­si­té ne réside pas dans un genre, mais dans sa capa­ci­té à extraire l’es­sence mélo­dique de n’im­porte quel idiome sonore.

Mais c’est peut-être le ciné­ma qui lui a offert le meilleur ter­rain d’ex­pres­sion pour ses nou­velles ambi­tions orches­trales. L’écriture de bandes ori­gi­nales exige la maî­trise d’une vaste palette émo­tion­nelle, depuis l’in­ti­mi­té d’une mélo­die au pia­no jus­qu’à la puis­sance d’une sym­pho­nie. C’est dans ce domaine qu’il ren­con­tre­ra, après YMO et mal­gré la grande qua­li­té de sa car­rière solo, son plus grand suc­cès, notam­ment en col­la­bo­rant avec des réa­li­sa­teurs de renom comme Ber­nar­do Ber­to­luc­ci, Pedro Almodó­var, Brian De Pal­ma, Yōji Yama­da, Taka­shi Miike, Ale­jan­dro Gonzá­lez Iñár­ri­tu ou bien encore Hiro­ka­zu Kore-eda pour une der­nière danse (et sans oublier encore une fois Nagi­sa Ōshi­ma avec Tabou en 1999).

Œuvres emblématiques pour le septième art

La car­rière de Ryūi­chi Saka­mo­to est jalon­née de dis­tinc­tions pres­ti­gieuses qui témoignent de son impact sur le monde de la musique et bien plus encore. Le som­met de sa recon­nais­sance aca­dé­mique et popu­laire est cer­tai­ne­ment atteint avec sa com­po­si­tion pour le film épique de Ber­nar­do Ber­to­luc­ci, Le Der­nier Empe­reur (The Last Empe­ror, 1987), pour laquelle le com­po­si­teur japo­nais est accom­pa­gné de David Byrne et de Cong Su.

Pour cette œuvre monu­men­tale, Ryūi­chi Saka­mo­to rem­porte l’Oscar de la meilleure musique de film, un Gol­den Globe et un Gram­my Award. Des mor­ceaux comme Rain sont des leçons de com­po­si­tion, où une mélo­die simple se déve­loppe en une fresque émo­tive.

Sa fil­mo­gra­phie de com­po­si­teur est un cata­logue d’œuvres mar­quantes par­mis les­quels on peut citer Un thé au Saha­ra (The Shel­te­ring Sky, 1990), en col­la­bo­ra­tion avec Richard Horo­witz, où la bande son dépeint les vastes pay­sages et la mélan­co­lie exis­ten­tielle du désert ; Lit­tle Bud­dha (1993), une œuvre médi­ta­tive et spi­ri­tuelle ; ou bien encore The Reve­nant (2015), une musique écrite en col­la­bo­ra­tion avec Alva Noto cité pré­cé­dem­ment et Bryce Dess­ner, telle une toile sonore brute et immer­sive reflé­tant la vio­lence et l’i­so­le­ment du pay­sage.

Subjectivité et perles musicales

Si Le Der­nier Empe­reur lui a valu un Oscar, c’est une œuvre anté­rieure, et que nous avons pré­fé­ré gar­der pour la fin, qui a véri­ta­ble­ment cimen­té sa répu­ta­tion de musi­cien capable de cap­tu­rer la tra­gé­die humaine avec une rare déli­ca­tesse : Mer­ry Christ­mas, Mr. Law­rence (ou Furyo) en 1983 réa­li­sé par Nagi­sa Oshi­ma.

Pour ce film, Ryūi­chi Saka­mo­to n’a pas seule­ment com­po­sé la musique ; il a joué le rôle trou­blant du Capi­taine Yonoi, le com­man­dant du camp de pri­son­niers fas­ci­né par le Major Cel­liers (David Bowie). Le thème prin­ci­pal, Mer­ry Christ­mas, Mr. Law­rence, est deve­nu la signa­ture émo­tion­nelle de l’ar­tiste, une mélo­die d’une poé­sie déchi­rante. C’est l’in­car­na­tion de la com­pas­sion rete­nue : une phrase musi­cale répé­ti­tive au pia­no, enri­chie de syn­thé­ti­seurs en arrière-plan, qui exprime à la fois la mélan­co­lie, la ten­dresse cachée et l’in­di­cible dou­leur de la guerre et de la répres­sion des sen­ti­ments.

À l’opposé du lyrisme de Mer­ry Christ­mas, Mr. Law­rence, je vou­lais mettre en exergue la musique de Tony Taki­ta­ni (2005), réa­li­sé par Jun Ichi­ka­wa et adap­té d’une nou­velle de Haru­ki Mura­ka­mi, qui n’est pas la plus connue de ses com­po­si­tions et qui pour­tant révèle une autre facette de sa sen­si­bi­li­té. Cette par­ti­tion est un chef-d’œuvre de mini­ma­lisme mélan­co­lique. Elle uti­lise prin­ci­pa­le­ment le pia­no seul ou quelques cordes feu­trées, ins­til­lant un sen­ti­ment de vide et de soli­tude qui reflète l’exis­tence d’un homme obsé­dé par la répli­ca­tion et l’ab­sence. Cette musique illustre par­fai­te­ment la capa­ci­té de Saka­mo­to à réduire son lan­gage musi­cal à son expres­sion la plus pure, pour atteindre une pro­fon­deur émo­tion­nelle maxi­male.

Les dernières notes ou l’apogée d’un son minimaliste

La der­nière décen­nie de la vie de Ryūi­chi Saka­mo­to fut mar­quée par un cou­ra­geux com­bat contre la mala­die. Après avoir été diag­nos­ti­qué d’un pre­mier can­cer en 2014, puis d’un deuxième en 2020, il a conti­nué à com­po­ser avec une urgence et une inten­si­té renou­ve­lées. Cette période a don­né nais­sance à une œuvre plus intros­pec­tive, axée sur la beau­té des sons natu­rels et la sim­pli­ci­té de l’exis­tence.

L’al­bum Async (2017) est assu­ré­ment le mani­feste de cette nou­velle ère. C’est un tra­vail expé­ri­men­tal et ambient qui explore les tex­tures sonores, les bruits d’am­biance et les sons trou­vés (field recor­dings). L’ar­tiste y cherche à cap­tu­rer la « musique que l’on ne peut pas jouer », en inté­grant des sons de verre bri­sé, de pluie ou de vieux syn­thé­ti­seurs défec­tueux. Son album est une réflexion sur la tem­po­ra­li­té, la fra­gi­li­té et la fini­tude, sou­vent décrit comme le tes­ta­ment musi­cal du com­po­si­teur.

Dans les années qui pré­cède son cre­pus­cule, la per­for­mance publique est deve­nue une rare­té. Il sonne un der­nier concert fil­mé en 2022, sobre­ment inti­tu­lé Ryui­chi Saka­mo­to : Playing the Pia­no 2022 (dont vous avez pu appré­cier le titre Mer­ry Christ­mas, Mr. Law­rence plus haut). Devant un pia­no unique dans une pièce dépouillée, Saka­mo­to a inter­pré­té ses œuvres emblé­ma­tiques dans un style épu­ré, chaque note réson­nant avec une clar­té et une gra­vi­té poi­gnantes. Ce fut un adieu sans arti­fice, le triomphe de la mélo­die pure sur le tumulte du monde et la souf­france du corps.

Ryūi­chi Saka­mo­to s’éteint le 28 mars 2023 et laisse alors un héri­tage immense comme son talent. Son par­cours, depuis les expé­ri­men­ta­tions élec­tro­niques de YMO jus­qu’à son mini­ma­lisme final, offre une leçon à médi­ter : l’art véri­table serait-il un dia­logue constant entre tra­di­tion et avant-garde, entre la tech­no­lo­gie et l’âme humaine ? Par sa réponse que fut sa vie mus­ciale, Le Pro­fes­seur nous aura ensei­gné que la puis­sance émo­tion­nelle vient peut-être tout sim­ple­ment d’une note juste. Et qu’elle fut juste cette note !