Peinture

L’art de se peindre

2 août 2025
4 Mins
Rubbens autoportrait

D’Albrecht Dürer à Lotte Laser­stein, en pas­sant par Rem­brandt ou Fri­da Kah­lo, l’autoportrait fas­cine, intrigue, inter­roge. Pour­quoi les artistes se repré­sentent-ils eux-mêmes ?

L’autoportrait trouve ses racines dans la Renais­sance, époque où l’artiste émerge de l’anonymat médié­val pour reven­di­quer un sta­tut d’auteur. Avec le miroir comme outil essen­tiel, et l’essor du por­trait comme genre artis­tique auto­nome appa­raissent les pre­miers auto­por­traits réper­to­riés. Albrecht Dürer, maître alle­mand du XVIe siècle, est sou­vent cité comme l’un des pre­miers à s’être peint avec une telle assu­rance, notam­ment dans son « Auto­por­trait en Christ » de 1500, où il se donne une pose fron­tale sacrée. L’autoportrait devient très vite un champ d’exploration pour les plus grands noms de la pein­ture occi­den­tale. Rem­brandt en fait un véri­table jour­nal visuel : plus de 80 auto­por­traits tra­versent les âges de sa vie, des pre­mières esquisses de jeune homme ambi­tieux jusqu’aux visages buri­nés par les drames per­son­nels et la ruine. Vincent Van Gogh, lui, dans l’isolement de Saint-Rémy, se peint lui-même une tren­taine de fois, à défaut de modèle, mais sur­tout pour son­der sa propre insta­bi­li­té men­tale : « Je me suis peint moi-même, car je n’avais pas de modèle », écrit-il même à son frère Théo en 1888.

Albrecht Dürer - Autoportrait en Christ (1500)© Wiki­pé­dia
Albrecht Dürer — Auto­por­trait en Christ (1500)
Élisabeth Vigée Le Brun - Autoportrait au chapeau de paille (ap. 1782)© Natio­nal Gal­le­ry, Lon­don
Éli­sa­beth Vigée Le Brun — Auto­por­trait au cha­peau de paille (ap. 1782)

Tan­tôt miroir de l’âme, affir­ma­tion de sta­tut, exer­cice tech­nique, jeu de rôle, dia­logue avec la pos­té­ri­té ou ques­tion iden­ti­taire, l’autoportrait est une pra­tique artis­tique aus­si intime que théâ­trale. Il se décline en auto­por­traits directs, caméos dis­crets, mises en scène sym­bo­liques, voire per­for­mances contem­po­raines. Les artistes révèlent autant leur vision du monde… que leur regard sur qui ils sont et l’hu­ma­ni­té qu’ils revêtent. Qui plus est, quoi de plus dis­po­nible comme modèle que l’ar­tiste lui-même ?
C’est un moment pour l’artiste qui lui per­met de faire une intros­pec­tion, mais aus­si de mani­pu­ler son image comme matière plas­tique. Au fil du temps, ce genre a évo­lué du témoi­gnage iden­ti­taire à une forme concep­tuelle, ques­tion­nant les normes, les genres, les codes sociaux. L’autoportrait n’est néan­moins jamais neutre ; il révèle autant qu’il dis­si­mule. Fri­da Kah­lo disait : « Je me peins moi-même parce que je suis sou­vent seule et que je suis le sujet que je connais le mieux. »

Ain­si, loin d’être un simple nar­cis­sisme, se peindre soi-même est un geste de pen­sée. L’artiste y affirme sa sin­gu­la­ri­té, sa vision, sa place dans l’histoire … ou en joue. Il nous inter­pelle et change le clas­sique « Qui suis-je ? » en « Qui regar­dons-nous ? »

L’au­to­por­trait est donc un exer­cice à plu­sieurs visages… si l’on peut dire !

Gustave Courbet - Le desespéré (1843-1845)© Wiki­pé­dia
Gus­tave Cour­bet — Le deses­pé­ré (1843–1845)

Il peut prendre l’ap­pa­rence d’un face-à-face fron­tal quand l’artiste se regarde dans le miroir et vous fixe à son tour ; Rem­brandt explore ses rides, Éli­sa­beth Vigée Le Brun est sou­riante quand le déjà cité Van Gogh affronte donc ses propres démons. Il peut éga­le­ment s’a­gir de mettre l’artiste en action où ce der­nier se montre au tra­vail, pin­ceau à la main ; Arte­mi­sia Gen­ti­les­chi ou Nor­man Rock­well en font le théâtre de leur maî­trise. Le jeu de rôle ou l’i­dée de masque ne sont jamais très loin non plus chez de nom­breux peintres. Pour Egon Schiele, Fri­da Kah­lo ou Cin­dy Sher­man, l’autoportrait devient méta­mor­phose : corps tour­men­té, double cultu­rel, dégui­se­ment quelque peu ciné­ma­to­gra­phique. Pour d’autres enfin, l’au­to­por­trait est un caméo, un clin d’œil : Paul Véro­nèse, Gus­tave Cour­bet ou Die­go Veláz­quez s’insèrent dis­crè­te­ment dans une com­po­si­tion plus large ; ils deviennent témoins et auteurs à la fois.

Voi­ci donc quelques auto­por­traits célèbres de l’his­toire de l’art :

Aujourd’hui, entre réseaux sociaux, sel­fies, ava­tars et iden­ti­tés fluides, la ques­tion de l’image de soi est plus que jamais au cœur de nos socié­tés. Les artistes contem­po­rains pour­suivent cette explo­ra­tion en pri­vi­lé­giant la pho­to­gra­phie, la per­for­mance, la vidéo ou l’art numé­rique.
Sophie Calle, Mari­na Abra­mo­vić, ORLAN et bien d’autres encore uti­lisent leurs propres corps comme sup­ports d’expression. L’autoportrait ne vise donc plus seule­ment à se repré­sen­ter, il sert à ques­tion­ner l’identité, le regard de l’autre, la mémoire, le genre.

Autoportrait d'Orlan© Orlan
Les auto­por­traits d’Or­lan…
Autoportrait d'Orlan© Orlan
… telles une réponse à Picas­so.

Mais la pein­ture fait de la résis­tence. En effet, un artiste peintre ample­ment recon­nu au XXIe siècle a mar­qué de son empreinte « l’art » de l’au­to­por­trait : il s’a­git du chi­nois Yue Min­jun que l’on sur­nomme com­mu­né­ment « l’homme qui sou­rit » du fait de ses pein­tures le repré­sen­tant sous les traits d’un homme rose au large sou­rire. Un sou­rire fou, un sou­rire dénon­cia­teur un sou­rire triste par­fois même tra­gique : un contre­pied à ce que le sou­rire pour­rait repré­sen­ter de prime abord.

Yue Minjun dans son studio en 2007© Yue Min­jun Stu­dio
Yue Min­jun dans son stu­dio en 2007

Se peindre soi-même est ain­si assu­ré­ment bien plus que figer un visage : c’est s’inscrire dans le monde tout en s’en déta­chant. C’est affir­mer sa pré­sence, explo­rer ses failles, inven­ter son propre rôle. L’autoportrait est à la fois miroir (de l’âme), masque (social ou fan­tas­ma­tique), et mani­feste (artis­tique ou poli­tique). C’est un ter­ri­toire mou­vant, où l’intime rejoint l’universel, où l’image devient lan­gage.

Et c’est peut-être cela, au fond, la voca­tion pro­fonde de l’artiste : se regar­der pour mieux nous regar­der.

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