Peinture

Liu Ye : La mélancolie enchanteresse

9 août 2025
8 Mins
Liu Ye

Avec Zhang Xiao­gang, Fang Lijun et Yue Min­jun, Liu Ye fait cer­tai­ne­ment par­tie des peintres contem­po­rains chi­nois les plus impor­tants et les plus col­lec­tion­nés. Né en 1964 à Pékin, son nom est pour­tant rare­ment por­té au pinacle tant il fait preuve de dis­cré­tion média­tique. Sa pein­ture est sou­vent asso­ciée à l’es­thé­tique de l’art naïf alors qu’il s’a­git là d’une œuvre bien plus com­plexe et nuan­cée. Sa pein­ture se carac­té­rise prin­ci­pa­le­ment par des cou­leurs vives, des com­po­si­tions épu­rées et des sujets appa­rem­ment inno­cents, mais qui cachent sou­vent une pro­fonde mélan­co­lie, une intros­pec­tion et des réfé­rences cultu­relles sub­tiles.

Liu Ye est né dans une famille d’in­tel­lec­tuels : son père était édi­teur et sa mère était dra­ma­turge. Cette influence fami­liale sur la lec­ture et la nar­ra­tion se res­sent dans son œuvre, tout par­ti­cu­liè­re­ment dans le choix de cer­tains de sujets, dont nous repar­le­rons plus tard. Il a étu­dié à l’A­ca­dé­mie cen­trale des beaux-arts de Pékin de 1984 à 1989 (dépar­te­ment pein­ture murale). Après l’ob­ten­tion de son diplôme, Liu Ye a pour­sui­vi ses études en Alle­magne, à la Hoch­schule der Künste de Ber­lin (1990–1994). Durant cette période cru­ciale dans le déve­lop­pe­ment de son style unique, lui per­met­tant de s’af­fran­chir des conven­tions de l’art chi­nois de l’é­poque et d’ex­plo­rer des influences occi­den­tales, il réa­lise quelques œuvres s’ins­pi­rant du Sur­réa­lisme et du Moder­nisme, d’ar­tistes comme Gior­gio De Chi­ri­co, Gus­tave Cour­bet, Bal­thus ou encore René Magritte. Liu Ye retourne dès lors en Chine en 1994 et s’ins­talle pro­fes­sion­nel­le­ment à Pékin. En 1998, il est artiste en rési­dence à la Rijk­sa­ka­de­mie d’Am­ster­dam. C’est à ce moment qu’il a notam­ment décou­vert le per­son­nage de Mif­fy de Dick Bru­na, qui devien­dra une influence majeure et récur­rente dans son tra­vail. D’ailleurs sa tra­jec­toire artis­tique peut essen­tiel­le­ment se résu­mer en deux étapes ; la pre­mière autour de 1995–1999, la deuxième entre 2000 et 2009.

Liu Ye - Composition de rouge, jaune et bleu© Liu Ye
« Com­po­si­tion de rouge, jaune, et bleu »… un titre qui n’est pas rap­pe­ler celui d’une œuvre de Mon­drian.

Cette pre­mière étape, ou période suit les pré­ceptes qu’il a inté­grés dans ses études en Europe en conti­nuant de fusion­ner des prin­cipes for­mels et des idées concep­tuelles des cultures asia­tique et occi­den­tale. Il intègre des réfé­rences directes et obliques à l’his­toire de l’art, créant une ico­no­gra­phie per­son­nelle riche. L’in­fluence du peintre abs­trait hol­lan­dais Piet Mon­drian, qu’il a décou­vert lors de ses études à Ber­lin, est par­ti­cu­liè­re­ment notable. Liu Ye explore l’am­bi­guï­té entre motifs figu­ra­tifs et abs­traits, et Mon­drian appa­raît sou­vent dans ses œuvres, par­fois même per­son­ni­fiés. Des œuvres comme Drea­ming of Mon­drian et Crying Over Mon­drian, en fin de période (puisque datées de 2000), en sont des exemples frap­pants. Aus­si, contrai­re­ment à de nom­breux artistes chi­nois contem­po­rains de sa géné­ra­tion qui abordent des sujets socio­po­li­tiques, Liu Ye choi­sit déli­bé­ré­ment de s’en éloi­gner. Ses pein­tures de cette période sont une sorte de baro­mètre d’une époque où la réfé­rence au per­son­nel, au sub­jec­tif, devient de plus en plus d’ac­tua­li­té. Le natif de la capi­tale chi­noise explore des thèmes uni­ver­sels tels que la beau­té, l’é­mo­tion et l’es­poir, ain­si que son monde inté­rieur, ses idées et ses inté­rêts. Ce qui marque peut-être le plus une par­tie de son œuvre c’est son esthé­tique enfan­tine qui en fait revêt une pro­fon­deur cachée.

En effet, sous une sur­face joyeuse et un aspect proche du des­sin ani­mé ou de la bande des­si­née, mais cachent des idées plus sérieuses et pro­fondes sur l’his­toire cultu­relle et sur celle de la Chine. Il uti­lise des per­son­nages enfan­tins et des figures fémi­nines, sou­vent avec des cou­leurs vives et des com­po­si­tions pré­cises. Il n’est pas rare d’y croi­ser des petites filles aux grands yeux, habillés d’u­ni­formes ou en tenue de conte de fées, incar­nant l’in­no­cence et une cer­taine gra­vi­té. Aus­si, des figures comme Mif­fy, Pinoc­chio, ou même des per­son­nages de l’u­ni­vers de Mon­drian, sont inté­grées de manière inat­ten­due, créant un dia­logue entre l’en­fance, l’his­toire de l’art et la culture popu­laire.

Liu Ye - The Happy Family© Liu Ye
The Hap­py Fami­ly

Dans sa seconde période, Liu Ye conti­nue à affi­ner son style et à explo­rer de nou­velles facettes de son art, tout en conso­li­dant les thèmes qui lui sont chers. Cette décen­nie est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante, car elle cor­res­pond à une période où ses œuvres les plus cotées ont été peintes. Artis­ti­que­ment par­lant, cela se carac­té­rise par une forme de matu­ri­té sty­lis­tique : ses pein­tures deviennent encore plus épu­rées, répon­dant à des sché­mas pré­cis ; il conti­nue d’u­ti­li­ser des cou­leurs vives et des com­po­si­tions pré­cises, mais avec une sophis­ti­ca­tion accrue. Son lan­gage artis­tique devient plus dis­tinct et recon­nais­sable. On y retrouve de manière encore plus expli­cite ses réfé­rences à l’u­ni­vers du livre et de la lec­ture (plus par­ti­cu­liè­re­ment avec sa série Ban­ned Book (années 2000) où il repré­sente des livres « inter­dits » ou cen­su­rés tel un com­men­taire sub­til sur la liber­té d’ex­pres­sion. Cette réfé­rence aux livres directe à son héri­tage fami­lial et à l’im­por­tance de la lec­ture dans sa vie.

On retrouve cette réfé­rence éga­le­ment dans cer­tains de ses sujets, comme lors­qu’il a réa­li­sé le por­trait d’Eileen Chang (2004) qui est à la fois une icône cultu­relle et roman­cière. Pour rap­pel, Eileen Chang (1920–1995) est une écri­vaine sinoa­mé­ri­caine extrê­me­ment influente, célèbre pour ses romans et nou­velles qui dépeignent de manière lucide et sou­vent sombre la vie à Shan­ghai et Hong Kong pen­dant les années de guerre et l’a­près-guerre. Elle est une sorte d’am­bas­sa­drice lit­té­raire d’un cer­tain Shan­ghai et Hong Kong d’an­tan que l’on fan­tasme encore aujourd’­hui. Qui plus est, les écrits d’Ei­leen Chang sont connus pour leur explo­ra­tion des pro­fon­deurs psy­cho­lo­giques de ses per­son­nages, sou­vent empreintes de mélan­co­lie, de dés­illu­sion et de rela­tions com­plexes. Ces thèmes font écho à la propre sen­si­bi­li­té de Liu Ye, qui, der­rière des appa­rences inno­centes, explore sou­vent la soli­tude et la nos­tal­gie dans ses pein­tures. Elle repré­sente une cer­taine moder­ni­té chi­noise, un pont entre l’Est et l’Ouest, ce qui est une constante dans l’œuvre de Liu Ye.

Liu Ye - Eileen Cheng© Liu Ye
Eileen Cheng
Liu Ye - Maggie Cheung© Liu Ye
Mag­gie Cheung
Liu Ye - Ruan Lingyu© Liu Ye
Le por­trait…
Ruan Lingyu (photographie des années 1920/1930)© DP
… et la pho­to ori­gi­nale

On retrouve éga­le­ment beau­coup plus d’ob­jets sym­bo­liques dans cette période : des bateaux, des fleurs, des épées, des cœurs, qui ajoutent une dimen­sion nar­ra­tive et allé­go­rique à ses com­po­si­tions. L’emploi des cou­leurs vives se confirme aus­si ; une sen­sa­tion de soli­tude, de nos­tal­gie et par­fois de légère tris­tesse émane de ses œuvres, invi­tant le spec­ta­teur à une intros­pec­tion. Mon­drian, quant à lui, demeure une influence per­sis­tante, il reste une « muse » pour Liu Ye. Ce der­nier conti­nue de pla­cer les com­po­si­tions géo­mé­triques de Mon­drian dans des scènes figu­ra­tives, com­men­tant le rôle de l’ar­tiste dans la socié­té et la ten­sion entre l’i­déo­lo­gie rigide et la créa­ti­vi­té indi­vi­duelle.

Une autre figure tient au cœur de votre ser­vi­teur (écri­vant ces quelques lignes) : il s’a­git de l’ac­trice chi­noise Ruan Lin­gyu (1910–1935). Figure de proue du ciné­ma chi­nois de la fin des années 1920 et années 1930. L’in­té­rêt de Liu Ye pour Ruan Lin­gyu est pro­fon­dé­ment lié à sa propre sen­si­bi­li­té artis­tique et à sa fas­ci­na­tion pour des figures emblé­ma­tiques qui portent en elles une cer­taine mélan­co­lie, une inno­cence per­due, ou un des­tin tra­gique. Ruan Lin­gyu était tout cela à la fois. Elle est deve­nue une super­star du ciné­ma muet chi­nois à l’âge de 19 ans et a été sur­nom­mée la « Gre­ta Gar­bo » chi­noise. Sa vie est mar­quée par une vie amou­reuse mal­heu­reuse dont les médias se sont repaît et elle se sui­cide à l’âge de 24 ans, le 8 mars, jour­née inter­na­tio­nale de la femme. Ain­si, la figure de Ruan Lin­gyu, avec sa beau­té fra­gile et son sombre des­tin, résonne par­fai­te­ment avec les thèmes du peintre. Elle est une forme d’in­no­cence bri­sée et de vul­né­ra­bi­li­té face au monde exté­rieur, des motifs récur­rents chez l’ar­tiste. En la pei­gnant, Liu Ye rend éga­le­ment hom­mage à cette icône et évoque une période révo­lue du ciné­ma chi­nois, empreinte de nos­tal­gie. Enfin, Liu Ye excelle à créer des œuvres où l’ap­pa­rente sim­pli­ci­té ou inno­cence des sujets cache une com­plexi­té émo­tion­nelle, ce qui est très per­ti­nent pour le por­trait de Ruan Lin­gyu qui, der­rière son inou­bliable sou­rire, cache une âme bles­sée.

L’ar­tiste pren­dra éga­le­ment les pin­ceaux pour réa­li­ser un por­trait d’autres figures de la culture chi­noise comme Zhou Xuan (chan­teuse) ou bien encore de Mag­gie Cheung (actrice hong­kon­gaise) qui repren­dra le traits de Ruan Lin­gyu pour le film Cen­ter Stage de Stan­ley Kwan. Une boucle est bou­clée.

Liu Ye - Boogie Woogie, petite fille à New York© Liu Ye
Boo­gie Woo­gie, petite fille à New York

Depuis 2010, la car­rière de Liu Ye s’é­pa­nouit dans une phase de conso­li­da­tion et de raf­fi­ne­ment de son lan­gage artis­tique sin­gu­lier, le posi­tion­nant clai­re­ment comme une figure majeure de l’art contem­po­rain à l’in­ter­na­tio­nal. Ain­si, ses com­po­si­tions épu­rées et ses aplats de cou­leurs vives conti­nuent d’être les couches mou­vantes d’une nar­ra­tion mélan­co­lique. L’ar­tiste explore tou­jours plus encore l’u­ni­vers de l’en­fance, source de sa « bit­ter sweet sym­pho­ny » (comme le chante The Verve) et a per­fec­tion­né son dia­logue unique entre abs­trac­tion et figu­ra­tion, inté­grant har­mo­nieu­se­ment des motifs géo­mé­triques à des scènes inti­mistes ou des por­traits poi­gnants. Ces der­nières années ont été ponc­tuées par des expo­si­tions per­son­nelles majeures dans des gale­ries de pre­mier plan comme David Zwir­ner à New York et Londres, ain­si que des pré­sen­ta­tions signi­fi­ca­tives dans des ins­ti­tu­tions telles que la Pra­da Rong Zhai à Shan­ghai ou la Mon­driaan House, sou­li­gnant l’hom­mage conti­nu à Mon­drian qui le lui rend bien. Son suc­cès sur le mar­ché de l’art a atteint de nou­veaux som­mets, ses œuvres figu­rant régu­liè­re­ment par­mi les plus pri­sées lors des ventes aux enchères inter­na­tio­nales, témoi­gnant de l’at­trait uni­ver­sel de son art. En quête d’un lan­gage uni­ver­sel, Liu Ye cherche à expri­mer la com­plexi­té et la richesse de l’Homme à tra­vers une esthé­tique à la fois ludique, contem­pla­tive et pro­fon­dé­ment per­son­nelle, où la beau­té, la poé­sie et la tris­tesse se conjuguent pour déli­vrer un mes­sage artis­tique d’une rare élo­quence.

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